La vie et la survie dans une nature rêvée mais sauvage

Entretien d’Isabelle Autissier avec Elena Welvaert autour de « Soudain, seuls »

 

Isabelle Autissier est navigatrice, scientifique, écrivaine et avant tout une femme engagée. En 2009 elle est devenue la présidente de WWF France et elle a publié son premier roman Seule la mer s’en souviendra chez Grasset. La mer constitue un élément prépondérant dans sa vie.
Soudain, seuls (STOCK, 2015) est son troisième roman. Ce roman raconte l’histoire d’un couple de trentenaires qui font arrêt sur une île déserte. Tout à coup, une tempête éclate et leur bateau s’écoule. Ce naufrage n’est que le début de l’histoire…

Soudain, seuls est un roman qui soulève des questions sur notre rapport à la nature, à l’aventure, au monde.

 

 

Elena Welvaert : Vous êtes navigatrice. Un voyage en voilier vous offre le confort de la solitude. Se retrouver seule en bateau, se retrouver seule en mer, dans la nature. Cette solitude est une solitude choisie, comme pour le couple dans votre livre Soudain, seuls. Louise et Ludovic prennent la décision de faire un tour autour du monde. Ils choisissent l’aventure, ils décident de suivre leurs rêves. Ils choisissent de découvrir le monde, seuls. Ce qui commence par une belle aventure finit, après une tempête, par un naufrage. Soudain, seuls, sur une île déserte. Une solitude, en couple. Une solitude involontaire. Une solitude dans la nature sauvage. Dans ces conditions, la solitude n’est plus ressentie comme étant confortable. La nature n’est plus un terrain de jeu dans lequel des citadins peuvent s’enfuir.

Vous poussez vos personnages dans une nature sauvage qui leur est hostile. La nature sans pitié qui est plus forte que l’homme. Vous les poussez à dépasser les limites, à survivre.

Est-ce un message aux lecteurs qu’il faut agir pour protéger notre planète, qu’il faut dépasser ses limites pour sauver la vie des êtres vivant sur cette planète ? S’agit-il de notre propre survie ?

Isabelle Autissier : Premièrement Ludovic et Louise ne choisissent pas la solitude. Ils choisissent l’aventure. Ils ont envie de voyager et n’ont pas décidé d’être seuls. Pour le reste de leur navigation ils rencontrent plein d’autres personnes. Or, à un moment donné, ils ont pris la décision d’aller dans cette île, une île interdite. Cela les amuse de braver l’interdit. Ils y retrouvent effectivement une nature sauvage.

Attention, la nature n’est pas « hostile » ! Quand vous dites que la nature est « hostile », c’est comme si vous donnez une personnalité à la nature. La nature n’a pas de personnalité. La nature est le résultat de processus physico-chimiques et de processus biologiques. Je ne pense pas que la nature est une « intention » vis-à-vis des hommes. Simplement, tel que nous avons bâti les sociétés humaines aujourd’hui, nous sommes extrêmement éloignés de ce que vous appelez la nature sauvage… Et donc nous n’en comprenons plus les règles, nous ne la fréquentons plus, par rapport à nos ancêtres. Nous sommes complètement perdus quand nous n’avons pas nos téléphones portables, nos ordinateurs, nos chauffages dans les maisons.

Voilà ce que j’ai voulu montrer dans un premier temps : comment nous étions arrivés à un point de déconnection totale de la nature, dont nous faisons pourtant partie. Nous sommes « un » des éléments, nous sommes « une » des espèces de la nature. Nous ne sommes pas « à côté » de la nature, nous sommes bien dedans. Or, comme je montre dans le roman, nos organisations sociales, économiques et politiques nous ont complètement déconnectés au point effectivement que ce jeune couple se trouve complètement perdu parce qu’ils ne savent plus ce qu’est cette nature. Donc c’était plutôt cette problématique que montre le début du livre : cette ignorance qui vient de notre déconnection du milieu naturel.

Isabelle Autissier

 

E.W. : Au moment où Louise abandonne Ludovic, elle arrive dans une situation tout à fait différente, où elle se retrouve toute seule dans une cabane, dans une base scientifique. Et là vous avez une autre représentation de la nature, où il n’y a pas de déconnection totale, comme vous le dites, mais déjà un peu plus de confort, il y a de la nourriture, il y a du chauffage. Cette nature-là est peut-être plus proche de celle que nous connaissons en tant que citadins. Mais Louise reste toujours emprisonnée sur cette île. Est-ce que dans ces parties du roman vous choisissez de décrire une domination de la nature sur l’homme, contraire au rapport harmonique que nous entretenons avec le monde naturel ? Pourquoi cette conception de la domination sur l’homme ?

I.A. : D’abord, quand Louise part, elle part parce qu’elle va mourir si elle reste. Elle sent avant tout que la vie est en jeu. Elle part malgré l’amour qu’elle a pour Ludovic. Il est très malade et elle constate qu’au point où ils en sont, ensemble, ils vont mourir tous les deux. Ce n’est peut-être pas très charitable. Il y a quand même dans la vie des gens qui choisissent de sauver leur peau avant de sauver celle de leurs enfants, de leur femme, de leur mari ou de leurs parents.

Après, c’est toujours pareil : vous parlez de « domination » de la nature. Arrêtez de penser que la nature est un être vivant qui cherche à dominer. La nature ne domine rien du tout. Absolument pas. La nature se fout éperdument de nous quand nous voulons lui donner une personnalité. Il n’y a donc pas d’idée de « domination ». Quand Louise arrive dans cette base scientifique, elle retrouve quelques fondamentaux, on va dire, de la société, qui lui assurent un minimum de protection. Elle a à manger et elle peut se chauffer. Et sa réaction à elle, c’est presqu’un syndrome posttraumatique. Elle n’a plus le courage de repartir dans l’autre sens et il va lui falloir plusieurs jours, même semaines, avant de se rasséréner elle-même suffisamment pour être capable de se dire : « Bon, il faut quand-même que j’aille voir, il faut quand même que je ne le laisse pas tomber complètement ». Il s’agit donc plutôt de son dilemme intérieur par rapport à sa propre situation que d’une question « nature / pas nature ».

Pensons au fait que, quand vous allez dans ces mers du Sud, vous avez très froid, alors que les phoques qui sont là sur les glaçons ont très chaud. Nous sommes des homéothermes. En plus nous sommes des homéothermes qui n’ont pas beaucoup de poil. Donc nous sommes assez mal protégés contre le froid. Pour nous, dans les pays froids, les protections, l’habillement, la maison… c’est important. Les civilisations inuit, par contre, vivaient dans des maisons, dans des igloos, dans des cabanes qui étaient en gros à zéro degré à l’intérieur, à peine plus. Et simplement ils étaient habitués. Et après nous nous sommes déshabitués de ça. Maintenant les gens disent qu’ils sont malheureux quand ils ne sont pas en t-shirt avec 22 degrés à la maison. Donc tout est avant tout une question humaine et avant tout une question d’organisation sociale de ce qu’on considère comme acceptable ou pas acceptable. Quand j’étais petite, nos chambres de petites filles n’étaient pas chauffées. On dormait avec une bouillotte. Ce n’était pas complètement impossible qu’il y ait du gèle à l’intérieur des carreaux le lendemain matin quand il faisait très froid. Pourtant, nous étions en pleine santé et nous n’avions pas de problèmes.

 

EW : Dans quelle mesure est-ce que vous pensez que la littérature est apte à sensibiliser les lecteurs aux problématiques environnementales ?

IA : Qu’est-ce que c’est qu’un roman ? C’est une histoire qu’on raconte. Les histoires, elles véhiculent des valeurs, des points de vue. Dans une histoire on met des personnages en situation. Il y a toujours un point de vue, en tout cas de l’écrivain. Donc mon point de vue d’écrivaine, c’est de dire : attention, nous ne sommes pas les rois du monde, nous ne sommes pas les maîtres de la nature. Nous en dépendons, au contraire, complètement. Nous ne vivons que grâce à elle et s’attaquer à la nature revient à s’attaquer à nous-mêmes. S’attaquer à la nature c’est détruire nos sociétés. L’exemple du Covid est absolument extraordinaire : comment, en détruisant des espèces sauvages, nous avons amené les hommes à se rapprocher des réservoirs animaux du virus sauvage, qui jusqu’à maintenant ne nous contaminait pas. Nous avons réussi à contaminer de cette manière les populations humaines, avec les dégâts qu’on connaît, que ceux-ci soient humains, économiques ou sociaux. Bref, toute atteinte à la nature est une atteinte à nous-mêmes.

 

Pour citer cet article :

Isabelle Autissier, Elena Welvaert, «La vie et la survie dans une nature rêvée mais sauvage. Entretien d’Isabelle Autissier avec Elena Welvaert autour de « Soudain, seuls »» in Literature.green, janvier 2021,  URL: https://www.literature.green/vie-survie-entretien-autissier/, page vue le  [date]. 

 

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