LA SÉLECTION 2021 DU PRIX DU ROMAN D’ÉCOLOGIE (6)

« Le défi de l’équilibriste »

Entretien de Pierre Ducrozet avec Riccardo Barontini autour du Grand Vertige 

Pierre Ducrozet est l’un.e des six écrivain.e.s qui ont été nominé.e.s pour le Prix du roman d’écologie 2021. Ce prix récompensera en avril « un roman francophone paru l’année précédant l’attribution, de grande qualité́ littéraire où les questions écologiques sont substantiellement présentes ». Les années précédentes, Emmanuelle Pagano, Serge Joncour et Vincent Villeminot ont déjà été primé.e.s, pour des romans très différents mais qui chacun à sa façon font résonner notre rapport à l’environnement. Pour la deuxième année de suite, Literature.green a réalisé des entretiens avec les nominé.e.s du Prix qui ont accepté de répondre à nos questions.

Pour en savoir plus sur le Prix du Roman d’Écologie: https://prixduromandecologie.fr/

Né à Lyon en 1982, Pierre Ducrozet vit actuellement à Barcelone. Après un premier roman remarqué, Requiem pour Lola rouge ( Grasset, 2010, prix de la Vocation), il publie La Vie qu’on voulait (Grasset, 2013), Eroica (Grasset, 2015) et L’Invention du corps (Grasset, 2017), qui lui a valu le Prix de Flore. Avec Le Grand Vertige (Actes Sud, 2020), il nous livre un roman kaléidoscopique, qui met la crise écologique au centre de l’intrigue et raconte les péripéties des membres d’un projet utopique, le réseau Télémaque, qui sillonnent le globe à la recherche de nouveaux savoirs, de nouvelles identités, de nouvelles solutions.

Riccardo Barontini : Votre roman se place sous le signe du « mouvement », à la fois d’un point de vue éthique et esthétique. Nathan Régnier, l’un de vos personnages, a une illumination lorsqu’il nage dans les profondeurs de la mer de Chine et qu’il se rend compte que « tout le parcours de l’intelligence humaine a été de figer et de saisir depuis l’extérieur les choses, quand il s’agirait d’en faire partie ». Est-ce que de votre point de vue cette conscience de la participation au mouvement du vivant est l’apport fondamental de la pensée écologique ? 

Pierre Ducrozet : Oui, c’est son grand apport. La pensée écologique apporte une vision holistique qu’elle impose comme une nécessité, qui lui est intrinsèque. Elle dit que tout se tient, qu’une vision politique ne peut être que globale, sinon elle n’est pas opérante. Partir d’une vision philosophique de la domination et d’une relation au monde vivant à réinventer pour ensuite irradier vers l’économie, le social, la politique : voilà sa formidable trouvaille.

C’est, pour moi, la grande force de l’écologie, même si le terme est parfois réducteur par rapport à l’ampleur de la chose. C’est une matrice politique et éthique, une fois que vous l’adoptez, elle agence et réunit tout ce qui est autour – comme le fait aussi la pensée marxiste.

Et ce mouvement incessant, ce grand tableau où tout a une part égale, où l’être humain n’est qu’une pièce dans un ensemble, ce qu’essaie de saisir Nathan dans le livre, c’est la base de cette vision du monde.

 

R.B. : On pourrait dire que votre roman est global dans le sens où il se déroule à plusieurs endroits différents de la planète et qu’on insiste sur leur connexion ; mais aussi parce qu’on cherche, par le projet CICC au centre de l’intrigue, à cartographier la richesse écrasante du monde, que nous connaissons seulement en partie. De ce point de vue j’ai été frappé, dans votre écriture, par une sorte de « vertige de la liste ». On trouve souvent dans votre livre des longues énumérations d’endroits, d’objets, d’êtres vivants : est-ce l’une des manières d’exprimer cette globalité ?

P.D. : En effet, il y a cette tentation de la totalité, de faire entrer le monde entier dans ce petit objet livre, et donc nécessairement ça déborde, il y a de tout, on va vite d’un endroit à l’autre, on essaie de tout embrasser, ou presque. Dans cette optique, la liste est un bel outil : elle permet de rassembler, de faire cohabiter des choses hétéroclites, de faire voyager, elle crée un effet poétique qui me plaît beaucoup. Elle crée cet effet d’accumulation, elle a des vertus rythmiques aussi. Il y a un vertige magnifique à lire des listes.

 

R.B. : Vos personnages se caractérisent par une hybridité identitaire marquée.  Vous définissez, par exemple, Mia Casal comme « une anthropologue post-punk écoféministe néo-sorcière, même si elle n’est plus tellement sûre de savoir ce que ça veut dire ». La curiosité de ces femmes et de ces hommes tolère mal la division des savoirs et surtout leur cosmopolitisme les fait apparaître comme complètement déterritorialisés. Mais on se dit qu’ils représentent tout de même une minorité…

P.D. : Je crois au contraire qu’ils sont majoritaires. Nous sommes tous déterritorialisés, des exilés de nous-mêmes, de nos territoires. Nous naviguons entre les savoirs et les cases, nous ne voulons pas être enfermés, et on nous y renvoie sans cesse. Comme les personnages des romans de Bolaño, nous errons de pays en pays, nous cherchons des lieux, nous passons naturellement les frontières. Ma génération a conçu l’espace ainsi, avec cette fluidité-là. Je crois que cette équipe Télémaque représente un peu le futur : hybride, transversale, elle est un assemblage de devenirs, de métissages. Une sorte de Tout-Monde comme l’espérait et l’annonçait Édouard Glissant.

 

R.B. : Tout en dénonçant durement le modèle de développement économique actuel, votre roman ne me semble tout de même pas prôner un ralentissement et une condamnation du progrès ; il exprime au contraire une fascination pour les possibilités offertes par la science et surtout par la technique, pour ce qu’elles peuvent apporter à l’amélioration du monde. Cela pourvu qu’elles se tiennent près de la richesse du vivant : « Devenir algue, plante, araignée, fluide et volatil, en gardant le meilleur de ce que l’on sait déjà ; le programme c’est ça… » Pourriez-vous commenter là-dessus ?

P.D. : La technique n’est pas bonne ou mauvaise en tant que telle, c’est l’usage qu’en font les humains qui importe.

Les progrès techniques n’apportent pas de solution sur un plateau (c’est l’erreur que commet Adam à la fin) mais ils ne sont pas non plus l’ennemi comme certains technophobes le pensent parfois.

Internet, par exemple, est un objet fabuleux de savoir, d’émancipation, qui peut se retourner en objet de domination et de contrôle. C’est donc aussi un objet de lutte, et l’on se doit d’essayer de faire pencher la balance du côté des puissances de dispersion.

Prendre le meilleur de ce que les milieux naturels (et culturels) offrent (les algues, le vent, les plantes, etc.) tout en ne renonçant pas aux apports bénéfiques de la modernité : voilà, à mon sens, le défi d’équilibriste qui nous attend.

 

Pierre Ducrozet

©Jean-Luc Bertini

R.B. : Dans votre livre Adam Tobias, qui est à la fois auteur, scientifique et homme d’action, affirme la faillite de la tentative de changer les choses par la recherche, l’écriture et la persuasion et justifie la violence politique, quoique exercée contre des biens, pour mobiliser les masses, puisqu’il y a une guerre déclarée contre l’ensemble du vivant. S’agit-il d’une évolution possible de nos consciences contemporaines dans un contexte de crise ?

P.D. : Oui, je crois que ce n’est pas du tout à écarter ou négliger. Il y a urgence et il y a une guerre. Dans ce cadre, la violence politique, symbolique ou pas, est une arme importante. Elle a été discréditée par un siècle meurtrier, mais ce n’est pas pour autant qu’elle perd de sa légitimité ou de sa force. La véritable violence vient d’en face, c’est celle qui est menée contre le monde vivant. Celle que les Télémaque proposent, en réponse, est surtout symbolique. Et elle permet de renverser les choses, de lancer une révolution.

 

R.B. : À au moins deux endroits de votre ouvrage, vous interrompez le déroulement de l’intrigue principale pour réaliser des digressions qui remontent jusqu’à une époque très ancienne : en particulier, à un moment vous tracez l’histoire du pétrole à partir de sa formation. Pourquoi avez-vous ressenti la nécessité de telles digressions ?

P.D. : Ce ne sont pas des digressions, c’est le cœur même du projet : suivre les courbes du récit, les plis des mondes qui sont évoqués. Donc lorsqu’on entre dans le pétrole, on devient pétrole, et naturellement on remonte son histoire pour en arriver à 2017 et à nos personnages. Pareil pour l’histoire très rapide des sapiens, qui est une apparition logique et qui éclaire le reste. Le cœur de mes deux derniers romans, c’est cette tentative d’épouser les mouvements d’un monde éclaté, des réseaux ou des milieux naturels, en proposant une narration aussi fluide, éclatée et malléable qu’eux.

 

R.B. : « Plus rien ne tient, tout bouge. Dès lors, à quoi nous retenir ? Ni nos valeurs ni notre passé ne nous sont plus utiles. » Vos personnages cherchent du nouveau, une nouvelle vision du monde et de nouvelles utopies. Pensez-vous que cette nouveauté soit également nécessaire au niveau esthétique ? Avons-nous besoin d’une nouvelle forme romanesque pour raconter le réel contemporain ? Si oui, peut-elle contribuer au changement, à affronter la crise que nous vivons ? 

P.D. : La révolution esthétique est essentielle, elle fait partie intrinsèque de cette bascule de mondes que nous expérimentons. Elle va accompagner, préfigurer, dédoubler la révolution politique, éthique et écologique que nous vivons déjà.

L’art se doit de proposer de nouveaux récits, de nouvelles formes et représentations du monde pour nous permettre de le concevoir différemment, et donc de le changer. C’est son rôle historique pour le siècle à venir.

Les formes artistiques disent le monde. Les grands questionnements du contemporain font trembler jusqu’à l’espace du roman, notamment, qui ne peut rester indemne à ce qui l’entoure, en particulier la révolution numérique et la crise métaphysique qui frappe de plein fouet une humanité ayant failli. Un gouffre s’ouvre sous nos pieds, et l’art doit s’atteler à ce vertige qui nous prend.

Le roman est poreux, sa forme est en mouvement constant, et s’il est universel, il est aussi le fruit d’une époque précise, avec son éthique et ses doutes. L’art ne peut échapper aux démons et aux défis de notre époque.

Pour citer cet article:

Riccardo Barontini, Pierre Ducrozet  «”Le défi de l’équilibriste”. Entretien de Pierre Ducrozet avec Riccardo Barontini autour du Grand Vertige» in Literature.green, avril 2021,  URL: https://www.literature.green/defi-equilibriste-entretien-pierre-ducrozet/ , page consultée le [date].

Pin It on Pinterest

Shares
Share This