LA SÉLECTION 2020 DU PRIX DU ROMAN D’ÉCOLOGIE (2)

 

À l’affût des cerfs et des mots

Entretien de Claudie Hunzinger avec l’équipe Literature.green autour des Grands cerfs

Claudie Hunzinger est l’une des six écrivain.e.s qui ont été nominé.e.s pour le Prix du roman d’écologie 2020. Ce prix récompensera en avril « un roman francophone paru l’année précédant l’attribution, de grande qualité́ littéraire où les questions écologiques sont substantiellement présentes ». Les années précédentes, Emmanuelle Pagano et Serge Joncour ont déjà été primé.e.s, pour des romans très différents mais qui chacun à leur façon font résonner notre rapport à l’environnement. Literature.green a réalisé des entretiens avec les nominé.e.s du Prix qui ont accepté de répondre à nos questions.

Pour en savoir plus sur le Prix du Roman d’Écologie: https://prixduromandecologie.fr/

Claudie Hunzinger, née à Colmar en 1940, est plasticienne et écrivaine. Depuis 1964, elle vit dans une ferme isolée au cœur des Vosges avec son mari.  Dans son œuvre elle explore les liens entre l’écriture, le langage et la nature. Bambois (Stock, 1979), La Survivance (Grasset, 2012) et Les Grands Cerfs (Grasset, 2019) témoignent de l’expérience d’une vie au cœur de la montagne.

Au centre de son dernier roman se trouve l’émerveillement éprouvé par la protagoniste à la rencontre de ces autres créatures qui partagent son territoire, les grands cerfs menacés.

 

 

Est-ce que pendant l’écriture des Grands Cerfs vous aviez conscience de vous inscrire dans une perspective écologique au sens large et qui implique une curiosité pour le monde dont l’horizon dépasse le strict intérêt des humains ? Était-ce un choix délibéré dès le départ d’écrire un roman « écologique » ?

Claudie Hunzinger : Un roman écologique, non, je n’y avais absolument pas pensé. Un livre de nature, oui. Pour moi, il y a une différence. Voilà longtemps que j’écris sur ce qui m’entoure et me contient et qu’on appelle la nature. Mais, pour que j’entre dans cet engagement particulier qu’est l’écologie, ce souci du monde qui ne se limite pas à la curiosité et à l’émerveillement, il m’a fallu vivre en direct une expérience au cours de laquelle j’ai pris conscience que la dévastation de la Terre avait touché jusqu’à la petite parenthèse préservée où je vis. Cela s’est produit sous mes yeux. En moins de trois ans. 

L’écologie apparaît aujourd’hui comme un nouvel universalisme : pour la nouvelle génération c’est un idéal –ou une utopie– qui permet une mobilisation importante. Estimez-vous que l’engagement, tenu en suspicion depuis la faillite des grandes idéologies du XXe siècle, pourrait grâce à l’écologie retrouver aujourd’hui une certaine légitimité ? Dans quelle mesure et par quels moyens?

C.H.: L’engagement écologique, à mes yeux, a dès maintenant trouvé sa légitimité. On y est. Mais à cause de cette légitimité acquise, et devenue universelle, l’engagement écologique se trouve décrié par les grandes figures intellectuelles et politiques de l’engagement humaniste. Je pense au tract de Régis Debray, Le siècle vert, dans lequel Debray déplore cet universalisme, y voyant la fin de l’Histoire. Une sortie de l’Histoire qui le dépossèderait de sa première place ? Mais Debray n’est-il pas en train de séparer nature et culture, terrain social et environnement ? Alors que c’est le même combat, ce qu’avait souligné Marx, parlant d’interaction, de métabolisme, entre la terre et l’humain, entre la nature et le travail.

 Par quels moyens l’écologie peut-elle s’affirmer ? Ne parlant que pour moi, ma seule arme c’est l’écriture. C’est par l’écriture, c’est-à-dire par mon corps écrivant, par mes sensations, mes sentiments, mes chagrins, ma colère que je peux alerter les autres. Ou bien on se couche, ou bien on se bat. Moi, je me bats, même si c’est en pure perte. Tout est perdu fors l’honneur.

La fiction peut-elle jouer un rôle dans le contexte actuel de crise environnementale ? Pourriez-vous préciser lequel ?

C. H. : La fiction rassemble, convoque, révèle la réalité. C’est une forme puissante. Libre. Je pratique plutôt le conte, ou le rêve éveillé, liant mon imaginaire à l’expérience vécue. J’ai besoin de l’expérimentation directe, du corps à corps avec le monde, pour en parler. Mais je ne saurais m’y limiter. Il me faut la dimension imaginaire. Sa liberté. Son espace.

À propos de fiction, je me demande, si nous n’assistons pas en ce moment, à un affrontement entre le récit et la fiction.  J’ai été impressionnée par Croire aux fauves de Nastassya Martin. J’ai admiré la façon dont elle engage son propre corps dans l’aventure, et le récit qu’elle fait du combat d’un peuple des confins contre la mondialisation. Comme si nous avions besoin de jeunes femmes qui mettent en jeu leur vie pour nous dire, ce n’est pas irréel tout ça, c’est réel. Mais en même temps son récit n’est pas un bloc de réel à l’état brut, il est plus large qu’un simple récit, il est habité par la dimension du Rêve. C’est un travail littéraire.

Le roman, dont le terrain d’action est l’imaginaire, dispose-t-il d’atouts spécifiques pour faire résonner les enjeux écologiques ?

C. H. : L’imaginaire qui signe un roman permet à l’inconscient de s’y exprimer. C’est-à-dire à nos hantises les plus inaccessibles, les plus sourdes, les plus cachées. Dans ce cas, un roman devient prophétique. Je pense à 1984. Il condense les menaces à venir. Si bien que lorsqu’un roman est directement connecté à l’inconscient, il devient la pointe d’une flèche, il porte plus loin qu’un récit.

En tant qu’écrivaine, vous faites d’abord une œuvre de littérature : existe-t-il une difficulté à tenir en équilibre les exigences du style et un positionnement envers l’environnement?

Dans quelle mesure est-ce que la « matière de l’écologie », toujours au sens large, vous a incité à repenser la forme traditionnelle du roman ?

C. H. : Je ne sais pas si j’ai repensé la forme du roman. C’est plutôt la forme du roman qui me repense en ce moment. Et quand je commence une histoire, je suis d’abord une littéraire pour laquelle compte avant tout l’écriture, le phrasé, la voix.

Style et environnement ne sont pas opposés. On pourrait écrire un poème en recopiant l’index d’une Flore. 

En revanche, environnement et littérature, me semblent encore éloignés. Ce sont deux registres. Comme science et poésie. Je ne trouve pas facile d’avoir à parler scientifiquement d’une prairie, moi romancière et non pas ingénieure agronome, et de captiver mes lecteurs avec ce genre de défi. C’est le problème que je rencontre avec le nouveau texte que j’ai commencé. Comment parler d’un pré ? Eh bien, là, en effet, il faut innover, et c’est passionnant.

Y a-t-il, en matière de vision sur la nature, des auteurs ou des livres qui vous ont spécialement marqués ? Quel rôle ont-ils tenu dans votre parcours et dans votre écriture ?

C. H. : En matière de vision sur la nature (et non pas sur la littérature), j’ai été, à jamais, marquée par un livre pour enfant, Blumen-Märchen, illustré par Ernst Kreidolf, datant de 1897 et qui appartenait à mon père quand lui-même était enfant. Les images de ce livre sont tatouées en moi. Les fleurs auront toujours des visages. Une prairie restera à jamais une féerie animée de multiples personnages.Vision persistante et enfantine.

Ensuite sont venus les flores, les herbiers, les encyclopédies. Plantes, oiseaux insectes. Et puis Jean-Henri Fabre, bien sûr, Souvenirs entomologiques. Et en même temps je découvrais les romanciers : London, Giono, Arno Schmid, Harrison. Ils ont tous accompagné ma curiosité. L’ont alimentée.

Le De natura rerum de Lucrèce, je le mets à part. Pour moi, c’est un livre fondateur.

 

Claudie Hunzinger, © Geneviève Boutry

 

Les Grands cerfs (2019) a déjà reçu beaucoup d’attention lors de la rentrée littéraire. Pourquoi cet intérêt s’exprime-t-il –de manière assez inattendue– aujourd’hui, certainement à la lumière du fait que vous aviez déjà une œuvre importante derrière vous, d’où émerge un roman très fort, consacré déjà à la nature : La Survivance (2012) ?

C. H. : Non. Je ne pense pas que l’intérêt qui s’est manifesté pour Les Grands cerfs soit lié à mes romans précédents, car si la presse me situait assez facilement, elle ne m’avait pas lue. À part Laure Adler qui me suit depuis Bambois, qui m’a invitée pour tous mes romans suivants, qui avait aimé La Survivance, et qui a ouvert sa saison 2019/2020 avec Les Grands cerfs. Son émission, L’heure bleue, qui leur était consacrée, a été une sorte de déclencheur d’intérêt. Elle a lancé ce roman. Ce qui a également joué dans la mise en lumière des Grands cerfs, cet automne 2019, c’est le rôle de mon attachée de presse, Myriam Salama, elle, très engagée dans l’écologie, qui en a fait un combat personnel. Elle a littéralement porté ce livre. Et ensuite, l’air du temps a fait que la presse se sente concernée par le sujet, ait eu envie de parler du roman. Il était dans l’actualité.

En dehors de votre activité d’écrivaine, vous êtes également –et chronologiquement sans doute d’abord–  plasticienne et dans ce domaine aussi vous accordez depuis longtemps une place importante à la nature. Comment est-ce que ces deux activités interagissent, en particulier sur l’arrière-plan d’une sensibilité écologique ?

C. H. : Avec le recul, il me semble que Francis et moi, nous ayons été des chercheurs et des physiciens de la nature plus que des plasticiens. Il se trouve que nos recherches ont toujours été soutenues soit par des musées, soit par des Fonds Régionaux d’Art Contemporains, soit par des organismes d’État qui nous les commandaient. Les couleurs de Lascaux ont été financées par les Archives de Périgueux. Un héritage de couleurs, celui de Grunenwald, par le Musée Unterlinden de Colmar. Mots et Mondes par le musée d’art et d’histoire de Saint-Dié-des-Vosges. Spinoza/Spinosa par le FRAC/Alsace.

En tout cas, oui, je crois que c’est là, autour de l’exploration de la nature, de sa substance physique, que se place l’unité de mon travail. J’ai pu, en tant que plasticienne, au cours des années 80’ et 90’, portée par le mouvement de l’arte povera, parler de la nature. En effet, curieusement, il m’a été plus facile de parler d’herbe dans le domaine plastique où cela a été bien reçu, que de parler d’herbe dans mes livres. Mon éditeur chez Stock, André Bay, me disait que parler nature, en France, ce n’est pas facile. Sa collection « nature » de Stock, où Bambois avait été réédité en 1979, était avant tout anglo-saxonne, on y trouvait Rachel Carson et Jane Goodall. C’était si peu facile, en France, d’écrire sur la nature dans des livres, qu’à un moment donné, j’avais décidé de n’écrire plus qu’en herbe. De n’être que plasticienne. D’où « Les pages d’herbe » et tout mon travail sur le végétal. Puis un jour, tard, en 2003, j’ai réuni les deux, l’herbe et le verbe, dans un catalogue d’artiste : v’herbe, mêlant œuvres et carnet de bord.

Je pense aussi à l’exposition Spinoza/Spinosa, où j’avais mis en relation l’inventaire de succession de Baruch Spinoza qui avait été imprimé sur de grands plexi, avec un buisson de prunus spinosa.

J’ai toujours fait ça : relier culture et nature. Par exemple, aujourd’hui encore, je ressors de mes tiroirs une recherche que j’avais menée après la tempête de 1999, en relevant par frottage les écritures gravées par des insectes, sur les troncs des arbres abattus. Ces « ravageurs opportunistes » sont justement nommés : des scolytes typographes. Chaque essence d’arbre possède son typographe dont l’écriture est une chose sociale, avec chambres de ponte, couloirs, places publiques.

Donc, oui, mon travail de plasticienne et celui de romancière se complètent. Interagissent-ils avec ma sensibilité écologique ? Oui. Comment ? En mettant en relation encore une fois nature et culture. Mais est-elle si nouvelle que ça, cette sensibilité ? Elle était là, à l’œuvre, depuis le début.

Vous appartenez à la génération qui dans les années 70 a tourné le dos au consumérisme et a fait l’expérience d’un mode de vie alternatif au plus près de la nature, dans votre cas dans un lieu isolé du Ballon des Vosges. Bambois (1973, 1979) fait le récit de ces années. Quelle place occupaient alors l’écologie et la protection de la nature ?

C. H. : C’était un mouvement de jeunesse, et non violent. Plus joyeux, bravache et branché qu’aujourd’hui. Plus insolent et joueur. Pas vraiment protecteur. Pas dans le souci. Non. Mais en alerte toutefois. On lisait René Dumont. On détestait le plastique. On achetait Charlie-HebdoLe SauvageActuel. On était dans une écologie très flower power. Jusqu’à la tuerie orchestrée par Charles Manson. Là, d’un coup le mouvement a perdu son innocence, il est devenu militant et politique, un parti politique, parfois conservateur et à droite, comme ici en Alsace. Nous nous en sommes alors méfié. En Alsace, on savait que le fascisme peut être vert. D’ailleurs, c’est en Alsace que très tôt, dans les années 80’, furent créées les « brigades vertes », à cheval, qui allaient quadriller la nature et la surveiller. Le mot ‘nature’ pouvait pour nous être politisé à des fins fascistes. Je pense que c’est pourquoi je ne me suis jamais inscrite dans un mouvement « vert ». C’est d’ailleurs l’argument que reprend Debray pour expliquer sa méfiance envers le siècle à venir, Le siècle vert. Quant à moi, c’était plutôt de la méfiance envers tout idéalisme.  Et le refus de m’intégrer à quelque groupe que ce soit.

Malgré cet ancrage dans la matérialité des lieux, vos livres font résonner un savoir livresque important, de l’éthologie à la littérature en passant par l’histoire de l’art ou les études naturalistes. Pourriez-vous préciser ce double rapport, au monde d’une part et aux lectures de l’autre ?

C. H. : Je ne peux tout simplement pas m’empêcher d’avoir ce double rapport. Si je dis le mot « pré », moi, je pense tout de suite au mot « clavecin ». Puis au vers de Rimbaud : La main d’un maître anime le clavecin des prés. Puis au mot « fabrique ». Et à Francis Ponge. Ensuite, seulement ensuite, se lève en moi un univers de réminiscences de de sensations, d’expériences, qui signe ce corps à corps avec le monde qu’est pour moi vivre.

Je l’explique en me disant que comme tout humain, je suis la proie du langage. Que le langage me constitue. D’ailleurs je l’aime. Il me le faut. Il me protège. J’ai l’impression que ma bibliothèque, là-haut, en plein milieu des éléments sauvages, me protège comme une barricade, non pas des éléments, mais de la société. Il me faut Montaigne.

Mais j’ai besoin d’ouvrir la porte, de sortir, de m’exposer au silence de la nature, à son absence de sens. À sa physique. Il me faut aussi la nature.

Oui, il me faut les deux. D’ailleurs, ma bibliothèque est constituée de livres de nature et de littérature. Je ne les sépare pas. J’aime placer une flore à côté de Henri Michaux. Un livre sur les insectes, à côté de Foucault, Surveiller et punir. Le monde pour moi est une totalité.

Pour finir, voilà où j’en suis :  assise à ma table, je travaille ce texte qui s’inscrit sur mon écran, signes noirs sur fond lumineux. Mais quand je lève les yeux, quand je regarde au-delà de la fenêtre placée derrière l’écran, je vois la neige qui griffonne l’air, sa lumière, et les oiseaux qui passent tels des mots colorés, une bande de gros becs, des pinsons du nord, et c’est un autre texte à déchiffrer. Pour moi, tout est texte. Jubilation.

 

Pour citer cet article:

Literature.green, Claudie Hunzinger,  « À l’affût des cerfs et des mots. La sélection 2020 du Prix du Roman d’Écologie: entretien de Claudie Hunzinger avec l’équipe Literature.green autour des Grands cerfs» in Literature.green, février 2020, URL: https://www.literature.green/a-laffut-des-cerfs-et-des-mots-entretien-avec-claudie-hunzinger, page consultée le [date].

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