LA SÉLECTION 2022 DU PRIX DU ROMAN D’ÉCOLOGIE (3) 

Les racines de l’ensauvagement 

Entretien de Douna Loup avec Zahra El Morabit Sghire autour des Printemps sauvages

 

Douna Loup est l’un des six écrivain.e.s qui ont été nominé.e.s pour le Prix du roman d’écologie 2022. Ce prix récompensera en avril « un roman francophone paru l’année précédant l’attribution, de grande qualité́ littéraire où les questions écologiques sont substantiellement présentes ». Les années précédentes, Lucie Rico, Emmanuelle Pagano, Serge Joncour et Vincent Villeminot ont déjà été primé.e.s, pour des romans très différents mais qui, chacun à sa façon, font résonner notre rapport à l’environnement. Pour la troisième année de suite, Literature.green a réalisé des entretiens avec les nominé.e.s du Prix qui ont accepté de répondre à nos questions.

Pour en savoir plus sur le Prix du Roman d’Écologie: https://prixduromandecologie.fr/

Douna Loup est née en 1982 à Genève. Elle est une romancière et dramaturge franco-suisse. Elle a habité dans la Drôme pour une grande partie de son enfance et adolescence puis, à dix-huit ans, elle a décidé de partir à Madagascar comme bénévole. Actuellement, elle habite à Nantes.

En 2010, elle a écrit Mopaya à quatre mains avec Gabriel Nganga Nseka. Le livre est le récit de la traversée du Congo à la Suisse de ce dernier pour fuir le régime de Mobutu. Son premier roman, L’Embrasure (Mercure de France, 2010), est publié la même année et il est récompensé par le Prix Schiller Découverte, le Prix Michel-Dentan et le Prix Senghor du premier roman francophone. Parmi ses autres romans, nous rappelons Les Lignes de ta paume (Mercure de France, 2012), L’Oragé (Mercure de France, 2015, Grand prix du roman métis et Prix du salon du livre de Genève 2016), Déployer ( Zoé, 2019). Dans Les Printemps sauvages (Zoé, 2021) le lecteur suit l’enfance et la jeunesse d’une fille « sauvage » et les liens qu’elle établit avec la nature et avec les autres.

Zahra El Morabit Sghire : Les Printemps sauvages est l’histoire d’un voyage que la protagoniste adolescente entreprend avec sa mère à la recherche de son frère inconnu. Ce départ est le début d’une aventure qui lui permettra d’instituer une relation nouvelle avec la nature. Dans quelle mesure l’acte de voyager est-il décisif dans cet apprentissage ?

Douna Loup : Voyager les met en mouvement et transforme leur rapport au monde. Il induit un autre rapport au temps, dilaté, contemplatif et curieux. La vie qui les entoure les émerveille et les questionne. Le voyage les place également dans un rapport de dépendance radicale à leur environnement. Il leur faut trouver à s’abriter, se nourrir, boire. Elles sont alors très conscientes de leur intrication, leur interdépendance avec les autres vivants, et elles en font une force qui leur apporte ouverture et dynamisme. Ce qu’elles trouvent pour se mettre à l’abri et se nourrir leur est nécessaire, elles en sont conscientes, mais cela ne les place pas dans une relation utilitaire, plutôt une relation de réciprocité, de respect et de gratitude. Leur élan spontané est d’honorer la façon dont les multiples formes de vie prennent soin d’elles.

 

 Z. E. M. S. : La voix narrative de ce roman m’a vraiment intriguée. Il s’agit d’une voix infantile (au moins au début) ce qui résulte en une certaine innocence mais, en même temps, on a l’impression qu’il y a des omissions, des espaces vides dans son récit. Pourquoi avez-vous choisi une telle voix narrative ? 

D.L. : J’ai cherché à suivre la voix d’une enfant sauvage, Olo. Elle grandit en côtoyant davantage les arbres, les chiens, les grenouilles et l’eau des rivières que des humains. Sa voix est spontanée, libre et sans faux-semblant. Mais, en même temps, c’est une voix du souvenir, de la mémoire qui se raconte sans que l’on sache exactement d’où se déploie cette mémoire, depuis quel temps. Tout est raconté au présent, et dans ce présent il y a une immédiateté de l’expérience. Mais il y a aussi forcément des espaces vides, des blancs dans une telle voix qui ne peut pas être exhaustive. Ce n’est pas une voix linéaire qui raconterait une chronologie sans relief, c’est une voix de la sensualité, de l’émotivité, une voix qui parle de l’intensité de l’instant en suivant une logique intérieure.

 Z. E. M. S. : Le style du texte est très travaillé : la longueur varie considérablement d’un chapitre à l’autre, « Vociférons » est plein de répétitions et très rythmique, des parties sont écrites à la première personne du pluriel tandis que d’autres s’adressent directement au lecteur à la deuxième personne du singulier, quelques paragraphes sont construits par de longues phrases anaphoriques et l’usage des temps verbaux est également très varié. Pourrait-on dire que le style de votre livre est aussi sauvage que sa protagoniste ?

D.L. : Oui l’écriture est volontairement libre. Elle cherche à couler de façon organique, comme l’eau, à son rythme changeant, qui parfois fait lac et parfois torrent. Elle suit une pulsion de vie terrienne, charnelle, amoureuse des matières, des odeurs, des couleurs, de toute cette multitude de sensations à capter dans les rencontres.

 Z. E. M. S. : Les Printemps sauvages est un livre très sensuel. Le lecteur croit entendre les bruits des eaux, sentir les odeurs de la terre et il se laisse guider par une protagoniste qui suit ses instincts. Quelle est l’importance de cette « écriture des sens » dans votre démarche artistique ?

D.L. : L’écriture provient du corps, c’est son lieu de départ et le corps des autres est son lieu de destination. D’un corps à un autre corps, j’ai pour habitude de m’appuyer sur ce qui peut faire lien, pont, écho, et cela passe pour moi en grande partie par les sens.

Par ces « organes » de nos corps qui sont nos lieux de porosité avec l’extérieur, lieux de connections, d’ouvertures. Entendre, voir, sentir, goûter, tout est question de relation et l’évocation par l’écriture de sensations familières à nos sens permet me semble-t-il une communion entre humains profonde, animale, autre que celle des pensées. Je me sens proche  de ces lieux enfouis que l’écriture peut faire vibrer et attirée par eux. Lorsqu’une lectrice me dit qu’elle sentait la menthe, les sous-bois et le soleil en lisant mon livre je suis impressionnée, admirative des ressources de sensations blotties en nous et qui ne demandent qu’à être éveillées.

Douna Loup

© Elisa Larvego, tous droits réservés

 Z. E. M. S. : La solitude joue un rôle important dans la vie de la protagoniste et l’on pourrait considérer qu’elle ne parvient à s’immerger complètement dans la nature qu’en mettant le lien humain au deuxième plan. Est-ce que nous pouvons établir ce lien avec la nature seulement en s’écartant des autres êtres humains ?

D. L. : L’immersion est en effet plus complète dans la solitude, cela lui permet d’être en relation avec tout ce qui l’entoure sans hiérarchie. Elle cherche aussi à avoir ce rapport dépouillé de domination avec les humains mais cela demande un travail important. Avec les autres vivants non-humains, il y a une évidence qui lui vient de son enfance sauvage. Elle a grandi dans un rapport très instinctifs à tous ces autres qui l’entouraient, elle s’est relationnée avec eux mue par sa joie et par une curiosité naïve. C’est une façon d’être en relation qu’elle retrouve tout de suite dès qu’elle se retrouve seule humaine au milieu des vivants animaux, végétaux qui l’entourent. Et elle en a besoin pour apprendre. Apprendre et réapprendre sans cesse en observant cette capacité de la vie à tout inclure, à donner place à tout.

« Je marche sur les sentes sauvages du monde et je remercie la nature qui est l’image de cette coexistence simple et tranquille de tout, qui est la luxuriante variété des espèces, la toute acceptante, la terre ne refuse pas un chardon là où l’homme refuse sa colère, ses pensées ou ses sensations. » (PS, p. 152)

 Z. E. M. S. : La protagoniste découvre l’amour romantique avec Barnabée. Dans cette relation, elle ressent une tension entre son indépendance et son attachement aux autres : « lui dire toi je t’aime et lui dire c’est important que l’on advienne librement » (PS, p. 113). Quel rapport peut-on instituer entre cette idée d’amour libre et la relation particulière que la protagoniste entretient avec la nature ?

D.L. : Il y a effectivement un lien, celui de reconnaître l’autre, qu’il soit un humain, un autre animal ou une plante, comme un sujet libre de son propre déploiement. Se savoir liés les uns aux autres, interconnectés et dépendants, mais n’appartenant jamais à la volonté de l’autre. Cette différence, cette liberté d’existence et d’épanouissement de l’autre dans son plein potentiel est alors reconnue comme la plus grande des richesses, la seule vraie garantie pour soi d’être aussi pleinement libre et pleinement nourri de ce que ces autres par leur existence propre, apportent.

Vouloir contrôler l’autre vivant appauvrit la vie.

 

 Z. E. M. S. : Vous nous donnez un récit original qui touche à des valeurs universelles et à des problématiques d’actualité. Toutefois, le récit de l’enfant sauvage est un motif récurrent dans l’histoire de la littérature. Est-ce qu’il y a des auteurs qui vous ont inspirée particulièrement ?

D. L. : J’ai une grande passion pour les livre d’André Dhôtel qui se passent en grande partie en plein air, dans des déambulations énigmatiques. Ces personnages naviguent dans les paysages au gré d’élans peu rationnels et peuvent passer un temps fou à regarder un brin d’herbe. Je pense que l’ambiance qu’il parvient à faire régner dans ces romans, l’atmosphère de mystère mêlée à la plus grande des simplicités m’a beaucoup inspirée. Et puis dans ces romans les arbres, le soleil, les champs deviennent souvent des personnages à part entière.

 Z. E. M. S. : La bibliographie à la fin du texte montre que vous avez réalisé un travail de documentation scientifique significatif. Je voudrais vous demander, en revanche, quelle a été la part d’« enquête de terrain » dans l’écriture de ce texte.

D. L. : L’enquête de terrain de ce texte est complètement imbriquée à ma vie.

Il y a une part de mémoire, mon enfance dans la Drôme, dans les forêts, les champs, les sentiers. Mes relations aux autres animaux, chiens, chevaux, et tout l’imaginaire qui a trouvé là un terreau fertile. Ma découverte plus récente du pistage des animaux joue aussi un rôle important, l’observation des oiseaux, la connaissance des plantes médicinales, la curiosité pour les habitants qui m’entourent que parfois je ne vois pas, parfois je surprends au détour d’un sentier.

Mes expériences de vie collective, de chantiers participatifs, de construction en bois en terre et de lieux de luttes ou de vie en marge de la société, ont aussi grandement nourri ce roman.

 

 Z. E. M. S. : À la fin du roman on trouve un « Petit manuel d’ensauvagement » qui constitue une sorte de vadémécum du livre : quelques consignes concernent directement l’expérience du corps, telles que : « Se connaître nu. Faire un feu dans le bois. Savoir s’asseoir avec des cailloux et rien d’autre » (PS, p. 155) mais on trouve aussi « Tenir un journal régulier des jours de rien à dire … Poémiser » (PS, p. . Quel rôle joue l’écriture dans l’ensauvagement (PS, p. 156) ?

D. L. : On pourrait déjà passer du temps à discuter de ce que l’on entend par ce mot : ensauvagement… ?

Le langage induit un certain rapport au monde. Il n’y a pas d’ensauvagement sans « racines ». L’ensauvagement du corps plonge ses racines dans les sensations enfouies, profondes. L’ensauvagement de notre esprit fait pousser de nouvelles racines dans notre façon de dire, de nommer le monde… en faisant bouger ce langage, en le nourrissant d’une sève nouvelle on le revitalise.

 

Pour citer cet article : 

Zahra El Morabit SghireDouna Loup« Les racines de l’ensauvagement. Entretien de Douna Loup avec Zahra El Morabit Sghire autour des Printemps sauvages », Literature.green, mars 2022, URL: https://www.literature.green/racines-ensauvagement-entretien-dona-loup/, page consultée le [date].

 

 

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