LA SÉLECTION 2021 DU PRIX DU ROMAN D’ÉCOLOGIE (1)

La vie aux aguets versus le calme inspiré par les marées 

Entretien de Mireille Gagné avec Hannah Cornelus autour du Lièvre d’Amérique

Mireille Gagné est l’une des six écrivain.e.s qui ont été nominé.e.s pour le Prix du roman d’écologie 2021. Ce prix récompensera en avril « un roman francophone paru l’année précédant l’attribution, de grande qualité́ littéraire où les questions écologiques sont substantiellement présentes ». Les années précédentes, Emmanuelle Pagano, Serge Joncour et Vincent Villeminot ont déjà été primé.e.s, pour des romans très différents mais qui chacun à sa façon font résonner notre rapport à l’environnement. Pour la deuxième année de suite, Literature.green a réalisé des entretiens avec les nominé.e.s du Prix qui ont accepté de répondre à nos questions.

Pour en savoir plus sur le Prix du Roman d’Écologie: https://prixduromandecologie.fr/

Mireille Gagné est romancière, nouvelliste et poète. Elle est née à l’Isle-aux-Grues et vit actuellement à Québec. Dans tous ses écrits, la relation de l’humanité au monde naturel et la relation proie-prédateur sont des thèmes récurrents. À côté de sa carrière dans le domaine de la culture et de la communication, elle a publié quatre recueils de poésie aux Éditions de l’Hexagone et deux recueils de nouvelles. Le Lièvre d’Amérique est son premier roman.

Hannah Cornelus : Votre roman emprunte aux savoirs mythologiques, mais vous n’hésitez pas à transformer cette matière première ; ainsi, la protagoniste porte le nom de la déesse romaine de la chasse, même si elle est plutôt proie que chasseresse. À la fin du livre, lorsque la légende algonquienne de Nanabozo est citée, le lecteur se rend compte que ce récit s’est infiltré dans toute l’histoire (l’aigle, l’homme-lièvre, le lièvre qui « apparaît à ceux qui se sont égarés », … ). Comme dans l’univers des contes, des mythes et des légendes, les frontières entre les règnes ne sont pas si strictes, il est question d’une certaine hybridité. Pourriez-vous commenter ?

Mireille Gagné : J’ai énormément lu de contes et de légendes quand j’étais petite, tels ceux de Grimm et de Perrault. Je crois qu’ils ont alimenté mon imaginaire. Ils regorgent de symboles puissants, d’intensité et nous permettent de toucher à l’imaginaire collectif afin de transmettre une morale. C’est ainsi que le réalisme magique s’immisce très souvent dans mes écrits. J’aime créer des mondes hybrides qui pourraient être réels dans quelques années, mais qu’on considère actuellement comme de la science-fiction. Cette écriture d’anticipation permet de véhiculer de nombreux messages qui, je l’espère dans certains cas, s’avéreront bénéfiques et opéreront des prises de conscience chez le lecteur.

 

H. C. : Le livre a également un côté post- ou transhumaniste, même si ces termes ne figurent pas explicitement dans le texte. Ainsi, afin de mieux « s’adapter » aux exigences stressantes du monde des entreprises et de devenir encore plus performante, la protagoniste subit une opération qui reste d’abord mystérieuse, mais qui s’avère être une hybridation qui introduit les gènes du lepus americanus dans son organisme. L’opération n’a toutefois pas le résultat désiré : son aliénation dans le monde urbain devient de plus en plus évidente et Diane est poussée à renouer avec ses racines à l’Isle-aux-Grues. Peut-on y lire une critique du monde contemporain, avec sa pression exigeante qui mène au surmenage ?

M. G. : Oui. C’est après avoir vécu un épisode douloureux de zona que j’ai eu l’idée d’écrire ce roman. Alors en arrêt de travail pour quelques semaines, j’ai amorcé une introspection profonde, notamment sur le workaholisme. Pourquoi et comment en étais-je arrivée là à l’aube de mes quarante ans? Quel vide essayais-je de remplir en m’abrutissant dans le travail? J’ai constaté assez rapidement que la société actuelle néolibérale ne sait pas comment gérer l’aliénation au travail, particulièrement en ce moment avec la pandémie où la frontière entre la vie professionnelle et personnelle s’est complètement évanouie avec le télétravail. De surcroît, la société valorise cet état. Il devient donc important d’entamer une réflexion intérieure sur les limites qu’on doit imposer pour demeurer maître de son existence et retrouver notre liberté. C’est le chemin qu’entreprend Diane. Effectivement, l’opération qu’elle subit, plutôt que de la rendre plus performante, la rapproche de sa véritable nature et de son instinct. C’est ainsi qu’elle prend la fuite pour retourner au point initial où sa vie a basculé, où le vide l’a envahi.

 

H. C. : La structure du livre est fragmentaire, les récits pré- et postopératoire s’entremêlent avec le récit de l’enfance à l’Isle-aux-Grues, le tout intercalé par de courts chapitres informatifs sur le lièvre d’Amérique (« le comportement », « la reproduction », « le territoire » …). Le style et le rythme varient également : parfois l’écriture est plus lyrique, paisible (surtout quand il s’agit du monde de la nature de l’île), à d’autres moments la ponctuation fait défaut, le rythme saccadé du texte mime l’agitation de la vie en ville. Y a-t-il pour vous des parallèles entre la forme et le fond du texte ?

M. G.: Effectivement! J’ai écrit chacune des parties comme un tout. J’ai commencé par les chapitres des jours après l’opération, ensuite les retours dans le passé de Diane, puis ceux juste avant sa décision de subir l’opération, et j’ai terminé par les chapitres animaliers. Je les ai ensuite intercalés. J’ai procédé ainsi afin de conserver le rythme propre insufflé par chacune des parties. Mon intention était que le lecteur ressente par la rythmique de l’écriture l’état intérieur de Diane : son oppression, son aliénation, son anxiété, alors qu’elle habite dans la ville, comparativement à sa plénitude et son calme inspirés par les marées quand elle vit sur son île.

 

H. C. : Après son opération, Diane ressent une peur paralysante lorsqu’elle est confrontée à un animal prédateur, même si celui-ci n’est présent que sur l’écran de la télévision, dans un documentaire animalier. Mais les effets secondaires de l’intervention médicale vont encore plus loin  : Diane est physiquement incapable de manger de la viande, les hommes semblent être particulièrement sensibles à sa présence et la poursuivent avec véhémence. Pour certains penseurs (éco-)féministes (Carol J. Adams, par exemple), il y a des parallèles entre l’oppression des femmes et celle des animaux ; ainsi, dans leur optique, le féminisme s’associe nécessairement au végétarisme ou même au véganisme. Peut-on lire dans votre roman une mise en question de la consommation carnée ou avez-vous voulu interroger surtout la relation entre les sexes en transposant la relation proie-prédateur dans le monde humain ?

M. G.: J’ai cherché pendant plusieurs semaines quel gène d’animal pourrait être introduit dans le corps de Diane. Je voulais un animal qui ne dort pas beaucoup et qui représente une proie facile. Je suis ainsi tombée sur le lièvre. C’est un animal actif particulièrement la nuit, somnolent le jour par intermittence, et qui est très facile à chasser. Malgré qu’il soit très rapide, souvent il se fige dans l’espoir qu’on ne l’aperçoive pas. J’ai trouvé le parallèle intéressant à creuser avec Diane, alors qu’elle se transforme en lièvre et devient elle aussi une proie. Je voulais aborder le sujet du harcèlement sexuel et du consentement par l’entremise de cette transformation. Heureusement, les lièvres ont cette capacité de fuir et c’est peut-être ce qui sauve Diane. Elle fuit son patron, les hommes, son présent et revient dans son terrier initial.

Mireille Gagné

crédits photo: Laurence Grandbois Bernard

H. C. : Nous avons déjà évoqué la place importante qu’occupent les animaux dans votre roman, mais les autres éléments naturels (la mer, le vent, …) constituent également bien plus qu’un arrière-plan passif, surtout dans les passages se déroulant à l’Isle-aux-Grues. Était-ce un choix délibéré dès le départ, d’ouvrir la perspective littéraire au non-humain et de dépasser ainsi l’anthropocentrisme ?

M. G.: La nature occupe une place prépondérante dans mon roman comme dans tous mes écrits, même en poésie. Je trouve intéressant d’analyser le rapport de l’humain à la nature, de la bête à l’humain. J’aime cet effet de miroir que projette la nature sur soi. Devant elle, on ne peut plus se mentir. Il n’y a aucun masque qui tienne. C’est la nature qui nous a façonnés et nous faisons partie d’un écosystème complexe au même titre que les animaux, les plantes, les océans. Dans le roman, la nature et l’environnement extérieur des personnages jouent un rôle primordial, qui sous-entend souvent le sentiment ressenti ou refoulé de Diane. Par exemple, le vent du noroît (nord-ouest) apporte le mauvais temps, à l’opposé du suroit (sud-ouest) qui est annonciateur de temps plus clément. Il fait gonfler les vagues, la mer. Il nous fait perdre la trace de celui qu’on cherche. Il transporte les odeurs et les bruits des bêtes. Il fait prendre le feu dans la grange. Il camoufle le bruit, les cris, etc. J’ai travaillé aussi plusieurs autres symboles de la nature, les marées, la lune, la migration des oies, le soleil, l’île, les saisons.

 

H. C. : Le texte dessine un contraste fort entre le monde aliénant de la ville et l’environnement de l’Isle-aux-Grues, où Diane est née et où elle se retrouve à la fin du livre. Ainsi, le « je » de la narration à la première personne n’apparaît qu’aux dernières pages. Vous intégrez d’ailleurs également des expressions et des mots issus du parler local de l’Isle-aux-Grues dans votre texte. Était-ce pour vous un thème important, cette appartenance au lieu ?

M. G.: L’appartenance de Diane à son île est la clé de toute cette histoire. C’est en quittant son île qu’elle se dissocie d’elle-même et tente tant bien que mal de remplir son vide intérieur en se noyant dans le travail. C’est lorsqu’elle attend le traversier, alors qu’on lui mentionne de nouveau le nom d’Eugène, qu’elle se reconnecte avec elle-même, avec son « je », et qu’elle assume cette déchirure. On pourrait avancer comme théorie qu’elle était devenue assez mature pour accepter la perte d’Eugène, mais je crois plutôt que c’est la modification génétique qu’elle a subie qui lui permet d’accepter enfin la disparition d’Eugène. Diane, en se transformant en lièvre, se réapproprie son instinct et ressent ce besoin vital de retourner à l’origine, dans son terrier, sa maison familiale.

 

H. C. : Vous évoquez, même si ce n’est que de façon sommaire, la question de la disparition des espèces. Est-ce que cela relève d’une forme d’engagement de votre part ? Est-ce que la fiction a selon vous un rôle à jouer dans le contexte actuel de crise environnementale ?

M.G.: Il n’y a plus de lièvres à l’Isle-aux-Grues depuis une vingtaine d’années. Personne ne sait pourquoi ils ont disparu. Ainsi, dans mes recherches, quand j’ai appris cet élément, j’ai trouvé intéressant de faire le parallèle entre le fait que l’humain pourrait disparaître lui aussi comme le lièvre si on continue dans cette direction en tant que société. Il est temps de revoir nos comportements et nos habitudes de surconsommation, de surmenage, de surproduction. La planète ne pourra pas continuer ainsi longtemps. Quel héritage voulons-nous offrir à nos enfants ?

 

H. C. : Parmi les écrivain.e.s sélectionné.e.s pour le Prix du Roman d’Écologie, vous êtes la seule qui n’est pas issue de la France hexagonale. Y a-t-il, selon vous, une différence entre la France et le Canada en ce qui concerne la manière dont le monde naturel est traité en littérature ? Quels sont les autres textes qui vous ont inspiré pendant l’écriture de votre roman ? 

M. G.: Je ne peux répondre qu’en mon nom personnel. S’il y a une différence, elle réside peut-être dans l’accès à la nature. J’ai eu la chance de naître à l’Isle-aux-Grues, un endroit magique au milieu du fleuve Saint-Laurent où la nature semble toujours être protégée et un véritable sanctuaire. Un petit paradis terrestre qui est pris d’assaut par les oies chaque automne, chaque printemps, et qui respire en fonction des marées et du vent.

Je crois que la lecture de plusieurs auteurs au cours des dernières années a permis que ce livre naisse. En voici quelques-uns : Richard Bach (Jonathan Livingston le goéland), Haruki Murakami (L’Étrange bibliothèque), Margaret Atwood (La Servante écarlate), Carlos Castaneda (L’Herbe du diable et la petite fumée), Agustina Bazterrica (Cadavre exquis), Marie Darrieussecq (Truismes), Audrée Wilhelmy (Blanc Résine).

 

Pour citer cet article:

Hannah Cornelus, Mireille Gagné,  « La vie aux aguets versus le calme inspiré par les marées » La sélection 2021 du Prix du Roman d’Écologie: entretien de Mireille Gagné avec Hannah Cornelus autour du Lièvre d’Amérique» in Literature.green, février 2021,  URL:  https://www.literature.green/la-selection-2021-du-prix-du-roman-decologie-1-la-vie-aux-aguets-versus-le-calme-inspire-par-les-marees-entretien-de-mireille-gagne-avec-hannah-cornelus-autour-du-lievre-d/, page consultée le [date].

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