La nouvelle comme lieu de rencontre

Entretien de Caroline Lamarche avec Sara Buekens autour de Nous sommes à la lisière

Caroline Lamarche est une écrivaine belge. Elle est l’auteur d’une grande variété d’œuvres littéraires, parmi lesquelles des romans, des poèmes, des nouvelles, des pièces radiophoniques, des textes pour la scène etc. Pour son dernier recueil de nouvelles, Nous sommes à la lisière, paru chez Gallimard en 2019, elle a obtenu le prix Goncourt de la nouvelle.  L’auteur y place la rencontre entre l’homme et l’animal au centre de l’intérêt.

Caroline Lamarche a également été récompensée en 2020 avec le Prix Quinquennal de Littérature de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour l’ensemble de son œuvre.

 

 

Sara Buekens : Dans le titre comme dans l’exergue de votre dernier recueil, Nous sommes à la lisière (2019, Prix Goncourt de la Nouvelle), vous référez explicitement à Les bêtes de Pierre Gascar. Ce romancier, journaliste et nouvelliste, complètement oublié aujourd’hui, fait partie de ces auteurs qui, dans une perspective réaliste, ont rendu présent le monde naturel et ont témoigné un intérêt pour les questions relatives à l’écologie, à une époque où tous les yeux étaient tournés vers le Nouveau Roman. Ses romans et récits ne témoignent pas seulement de ses expériences de guerre, ils célèbrent également la vie, et en particulier les secrets du monde naturel. À l’aide de descriptions détaillées, il veut rendre tangibles les règnes animal et végétal et deviner le « monde secret derrière les apparences »[1]. Votre recueil s’inspire de Les bêtes non seulement par sa forme (des nouvelles) et son sujet (des animaux), mais aussi par son « écriture des sens » qui sert à exprimer le lien intime des personnages avec la nature : les expériences sensorielles sont d’autant plus importantes qu’elles aboutissent souvent à une communion avec les animaux. Dans quelle mesure vos nouvelles remettent-elles en cause une approche trop intellectualisée du monde ?

Caroline Lamarche : Pierre Gascar fait partie des auteurs dont on parle entre initiés et qui ressurgissent à la faveur de l’air du temps (position assez enviable, considérant l’oubli auquel nous sommes voués, et que je ne serais pas mécontente d’occuper une fois morte). On peut se réjouir que la Faculté des Lettres de l’Université de Gand, sous l’égide de Pierre Schoentjes, le remette en lumière. Combien de noms surnagent, sur un siècle ? Dans mes ateliers de lecture, je propose de merveilleux écrivains, capables de nous éclairer pour le temps présent, et dont personne n’a, en général, entendu parler. Des femmes surtout : on les plonge encore plus vite dans l’oubli. Ce que Jean Rhys, par exemple, nous dit des femmes et des hommes il y a trois-quarts de siècle, me semble plus percutant, dans son très subtil laconisme, que certains textes d’aujourd’hui. La protagoniste de l’un de ses livres se situe, selon ses propres mots, « entre chien et loup ». C’est aussi l’expression de Gascar pour caractériser le personnage mis en scène dans la dernière nouvelle de son recueil Les bêtes.

 De Gascar, j’admire le peu que j’ai lu de son œuvre, mais je ne peux pas dire que mon recueil s’inspire de lui. Gascar est plus inexorable, il évoque « l’enfer animal » pendant la guerre ou dans les abattoirs. C’est aussi l’époque de Mandiargues et de son inoubliable portrait du lapin Souci qui finira par être servi en ragoût à l’enfant qui l’adorait, dans la nouvelle « Le musée noir ». À quoi il faut ajouter que l’écriture de Gascar est plus classique que la mienne, moins monologique, moins sinueuse. Quoi qu’il en soit, je lui dois la phrase énigmatique que j’ai mise en exergue à mon livre et qui m’a aussi fourni mon titre. Pour le reste, j’ai davantage lu et relu, Flannery 0’Connor, Yoko Ogawa, Raymond Carver ou Karen Blixen, pour n’en citer que quelques-un(e)s.

 Quant au refus de l’intellectualisation, c’est ma nature. Comme écrivain mais aussi comme lectrice. J’aime les auteurs dont l’écriture est pour ainsi dire cinématographique, cousue d’ellipses et de vides. Je veux qu’on me donne à voir, je ne veux pas qu’on m’explique. Les explications je me les forge moi-même, il me suffit d’une forme où inscrire mes émotions. Et cette forme doit être aussi limpide que possible tout en contenant des significations cachées. Il faut faire confiance à l’intelligence du lecteur. Du reste, comment aurais-je pu « intellectualiser » ? Mon enfance a été baignée par les contes et la Bible.

 

S.B. : Souvent, les premiers lieux explorés par un enfant exercent une influence profonde sur sa conception de tous les endroits rencontrés par la suite. Gascar exprime également combien la découverte du monde végétal par l’enfant est ressentie comme l’exploration d’un nouvel univers : tout végétal, par sa grandeur et l’intensité de ses couleurs, est fascinant. « La végétation », affirme le narrateur de Les sources, « qui n’avait pas grand mal à me dominer physiquement […] me pénétrait aussi du sentiment de son foisonnement, de sa force, par le nombre infini en apparence des plantes qui la composaient »[2]. Dans une de vos nouvelles, Mensonge, une jeune fille se montre particulièrement sensible à la beauté de la nature : l’odeur des chevaux, les lumières des lucioles, le chant des oiseaux, les froissements d’herbe, l’éclat des pommes sauvages. Les enfants vivent-ils plus facilement en intimité avec le monde naturel ?

C.L. : Je suis incapable de parler au nom des enfants en général, car il me semble que bien des choses dépendent de l’éducation et du milieu dans lequel nous baignons à l’âge tendre. Vivre en ville en permanence, dans des quartiers bruyants et dépourvus d’espaces verts, avec pour seule distraction un centre commercial aux lumières artificielles, c’est un obstacle à l’intimité avec le monde naturel. Avoir des parents qui vous sortent chaque dimanche vers la forêt la plus proche, qui vous disent le nom des arbres, qui organisent des pique-nique nocturnes afin d’écouter l’engoulevent ou la chouette hulotte, cela change tout. J’ai eu cette chance. Je pense parfois que mes petits-enfants ne verront plus de glaciers, que la neige scintillante leur deviendra une exception fugitive, et que l’extraordinaire Icebergs, Icebergs de Michaux leur sera hermétique : il n’y a plus d’ « hiver éternel », ni de « mers incontemplées », encore moins « libres de vermine », même si la vermine en question est aujourd’hui faite de plastiques et de résidus d’antibiotiques.

 

 S.B.Vos personnages devinent à plusieurs reprises les pensées des animaux qu’ils croisent. Ainsi, dans la première nouvelle, le protagoniste imagine que la cane a besoin de se lier émotionnellement avec lui : « Un mec-maman. Son maman. Elle a dû comprendre ça, Frou-Frou, dès que j’ai lavé et soigné sa blessure. Passé le moment où je me suis livré à cette opération un peu traumatisante pour elle, elle a commencé à m’aimer avec frénésie, comme si tous ces jours où elle avait arpenté son enclos comme une folle en se heurtant au grillage jusqu’à saigner – ce rouge brillant qui m’avait alerté – elle cherchait, plus que la liberté, quelqu’un qui l’aime. Ou, si on veut éviter le mot « aimer », source d’infinis malentendus : quelqu’un qui établisse avec elle un LIEN PERSONNEL. » Comment, en tant qu’auteur et être humain, saisir et rendre compte de la conscience et de la perspective animales ?

C.L. : Le protagoniste, Louis, n’imagine pas. C’est la réalité. Konrad Lorenz l’a expliqué à propos des oies cendrées. Elles prennent comme mère le premier « objet » venu. Ici, un homme. Cela pourrait être un chien, un animal d’une autre espèce. Louis parle de « lien personnel », ce qui est sa manière de dire les choses, mais ce n’est pas faux. La cane dont je me suis inspirée, celle qui m’avait prise comme mère, précisément, était avec moi dans un rapport si « personnel » qu’elle était jalouse lorsque je parlais avec des visiteurs : elle se mettait alors à leur piquer furieusement les mollets. Avec les autres membres de ma famille elle avait un rapport passablement indifférent. La question c’est : qui établit le premier ce « lien personnel » ? Qui choisit l’autre ?

Je n’ai pas la prétention de « saisir la conscience animale », du moins pas aussi « bien » que les éthologues, comme Vinciane Despret qui a écrit l’étonnant « Que diraient les animaux si on leur posait les bonnes questions ? ». Mais comme je me situe dans un continuum – l’être humain est un animal aussi – la complicité avec eux est chez moi immédiate. Est-ce que, spontanément, je leur pose les bonnes questions ? Il faudrait que je le demande à l’enfant que j’ai été, celle qui, en été, se levait à l’aube pour se glisser à la rencontre des chevreuils. Ils se laissent approcher, je les laisse m’approcher, dans une forme de distance, de légèreté que je pratique aussi, je crois, avec les  humains, mais qu’il m’est plus évident d’établir avec les animaux. Curiosité, attention, prudence, conscience de ses propres limites, instinct salutaire de survie : voilà ce qu’ils m’apprennent.

S.B. : Vos nouvelles mettent en scène des personnages qui se lient émotivement avec monde naturel et se montrent sensibles à la souffrance animale. On ressent l’amour que le premier protagoniste éprouve pour une cane, ainsi que la tristesse la fille qui revit la mort de son cheval, ou encore l’espoir qu’incarne un écureuil pour une femme qui a perdu son enfant. Comment est-ce que vous arrivez à écrire sur des sujets sensibles sans tomber dans le sentimentalisme ?

C.L. : Je déteste le sentimentalisme. Dans ma famille on se méfie des émotions, on ne les exprime pas, sinon par le biais de l’enthousiasme pour les livres, pour les paysages. La maison de la nature et la maison de la fiction : voilà mes abris familiers. Et puis j’ai mes maîtres, à commencer par Flannery 0’Connor qui parvient à allier la noirceur à l’humour. Une nouvelle comme « les braves gens ne courent pas les rues » affole certains lecteurs. Moi elle me fait mourir de rire. J’ai une forme de recul ironique face aux situations les plus extravagantes. C’est peut-être la marque de l’écrivain : on est dedans et dehors au même moment. Sensible et lucide à la fois. 

 

S.B. : Dans vos œuvres de fiction, vous abordez largement les problématiques environnementales : la disparition des animaux à cause des herbicides, la destruction des espaces naturels suite à l’aménagement d’autoroutes, l’abondance des déchets, les particules fines etc. En outre, vous confrontez le lecteur avec certaines positions clés de l’éthique environnementale : l’antispécisme (« Car, en poussant le raisonnement à l’extrême, en quoi un estomac de poule est-il plus indigne de recevoir le corps du Christ qu’un estomac humain ? ») et l’écocentrisme (« Mais ce qui est mauvais pour les uns est mauvais pour les autres, notre santé, c’est celle de la planète »). Dans quelle mesure la littérature est-elle apte à sensibiliser les lecteurs ? Et votre choix de la forme brève de la nouvelle tient-il à cet objectif ?

C.L. : « Largement », je ne dirais pas. J’aborde ces sujets en passant. Je sais à peine ce qu’est l’antispécisme et le héros de la nouvelle que vous évoquez ne le sait pas non plus. Du reste, à part la cane Frou-Frou et le cheval Mensonge, les animaux, dans mes histoires, sont des silhouettes fugitives. Et les problématiques environnementales ne se pointent que par capillarité, dans la mesure où je baigne dedans depuis longtemps. Elles sont loin de constituer le propos principal de ces nouvelles, écrites pour la plupart quand personne ne parlait de tout ça. La vie, l’amour, la mort, la gloire, le déclin, la vanité des hommes, voilà le sujet d’un récit comme « Le cheval » de Tolstoï. Je traite moi aussi de thèmes éternels, sans pour autant échapper à l’esprit de mon temps, évidemment. Bien sûr on aura remarqué qu’il y a un animal dans chacune de mes nouvelles, mais c’est parce que les éditeurs français exigent des recueils « à thème », sinon, disent-ils, « les nouvelles ça ne se vend pas ». Et parce que ces histoires, je les ai, pour la plupart, moi-même vécues.

Evidemment, si on place sur mes nouvelles un certain cadre d’interprétation, on pourrait y distinguer quelques thèmes familiers de l’« écologie ». Déjà, ce mot…  Il est né à la fin du XIXe siècle, lorsque l’industrialisation commençait à polluer les milieux naturels, comme le faisaient mes ancêtres avec la métallurgie du zinc, par exemple. Je ne sais ce qu’il recouvre exactement, maintenant qu’on le met à toutes les sauces. J’ai même entendu un homme politique dire que l’autoroute qu’il voulait pour sa région était « écologique ». Les multinationales qui flattent le consommateur se mettent elles aussi à écologiser : soft-drinks « naturels », carburant « vert », herbicides « bio ». L’écologie a bon dos…

Ceci dit, l’écologie me touche quand elle reflète le sursaut citoyen. Les communes qui renoncent au Roundup, les fermiers qui passent au bio, les particuliers qui laissent leur pelouse sauvage pour favoriser le retour des insectes : autant de gestes de solidarité avec le vivant.

Quant à la forme brève, à la nouvelle, autrement dit : certes ! Mais uniquement parce que c’est ce que je fais de mieux, avec le plus de plaisir. Si j’étais capable d’écrire le grand roman vendeur que les éditeurs appellent de leurs voeux, je l’aurais sans doute fait depuis longtemps.

S.B. : Vous êtes depuis longtemps sensible à la problématique environnementale, ce dont témoigne votre engagement dans différentes association écologiques. Or, vous avez attendu votre dernier recueil pour aborder les questions environnementales dans une œuvre de fiction. Dans Nous sommes à la lisière, ce ne sont pas les protagonistes ou les narrateurs qui manifestent une forme de militantisme, le sujet est évoqué par personnages secondaires qui ponctuellement expriment des soucis écologiques. Pourquoi pendant longtemps l’écologie n’a-t-elle pas semblé être un sujet littéraire légitime ?

C.L. : Je n’ai pas attendu. La plus ancienne des nouvelles de ce recueil est antérieure à mon premier roman « Le jour du chien ». Tous mes écrits, dès les premiers, mettent en scène des animaux et la relation forte qu’entretiennent mes personnages avec des éléments de nature. Tchékhov, dans la Cerisaie, ne se dit pas écologiste quand il évoque les arbres que l’on abat pour construire des villas qui seront louées à des estivants. Tolstoï ne se dit pas antispéciste quand il fait parler un cheval. L’écologie n’est pas pour moi un « sujet littéraire », en tout cas pas un sujet plus « légitime » que d’autres. Elle se pointe dans mes textes par la bande car on n’échappe pas à son époque. « Quel est le message que vous avez voulu faire passer aux lecteurs ? » Question récurrente qui n’a, pour moi, aucun sens. Si ce que j’écris sensibilise (à quoi, d’ailleurs ?), ce sera parce que j’aurais écrit de bonnes histoires. Cela ne se calcule pas. C’est une question de sensibilité, d’expérience, et de travail pour trouver l’expression qui fait mouche.

Pour le reste, oui, je milite, avec d’autres, depuis de nombreuses années. Mais ça, c’est mon engagement citoyen. Éplucher des dossiers environnementaux, marcher pour le climat, s’installer dans les arbres menacés par un projet d’autoroute, distribuer des flyers en expliquant notre action, interpeller les politiques, ce n’est pas du tout la même chose que l’engagement sur la page, fait, lui, de mots, de silences, de virgules et de points. Et d’une dose indispensable de solitude.

 

Caroline Lamarche

crédits photo : Colin Delfosse

 S.B. : L’environnement est aujourd’hui au centre de l’intérêt dans les médias et dans les discours politiques. De nombreux auteurs, comme Jean-Loup Trassard et Jean-Marie Gustave Le Clézio, ont déjà manifesté leur sensibilité pour la question à un moment où les problèmes environnementaux ne faisaient point encore partie des préoccupations quotidiennes. D’autres auteurs se rallient tardivement à cette cause qui suscite aujourd’hui l’intérêt d’un grand public. Comment percevez-vous ce phénomène ?

C.L. : Face aux récits qui aujourd’hui fleurissent, je me dis que Pierre Gascar, Adalbert Stifter (« les Grands Bois »), Marlen Haushofer (« Le mur invisible »), Giono, Maurice Genevoix qui enchantait mon adolescence, et j’en passe, avaient tout compris, tout dit, rien qu’en nous faisant voir et sentir, par la magie de leur écriture, la beauté du vivant. Entre deux films militants, le film à succès « Demain » et le plus confidentiel « La bataille de l’eau noire », pourquoi le second me convainc-t-il davantage ? Parce que, non contente de nous encourager à lutter, la caméra de Benjamin Hennot nous aide à rentrer dans le paysage, à en faire partie, à l’aimer. L’enchantement est le plus puissant moteur de la lutte. Et l’art a un rôle puissant à jouer pour la réenchanter. À part ça, qu’y a-t-il à rajouter aux grands textes du passé ? Peut-être, comme le fait Gisèle Bienne dans « La malchimie », de la douleur face à l’étendue du désastre et une accusation solidement étayée. Pas mal d’écrivains se documentent, ils font confiance aux scientifiques, comme, aussi, les collégiens qui marchent pour le climat. Mais cela non plus n’est pas tout à fait neuf. Pierre Gascar, dans « Le présage », paru en 1972, signalait déjà l’affaiblissement des lichens et la valeur de prédiction de ce constat : il est prouvé que certaines plantes ne résistent pas à la pollution. Les lucioles non plus, que Pasolini invoquait en 1975 dans « La disparition des lucioles ». Que pourrions-nous dire de plus fort, en ce XXIe siècle où tout a terriblement empiré, que ce qu’il écrivait alors : « La réalité nous lance un regard de victoire, intolérable : son verdict est que tout ce que nous avons aimé nous est enlevé à jamais » ?

 

Dans votre article paru dans Wilfried (printemps 2019), vous écrivez : « Comme les plus vulnérables d’entre nous, ceux dont les masques anti-pollution ne sauvent pas les poumons, genre canaris dans la mine qui meurent avant tout le monde, Kafka se battait contre une maladie qui l’asphyxiait peu à peu. Il se battait par l’écriture persuadé que ses pages disparaîtraient le jour de sa mort précoce. Aujourd’hui, ceux qui, comme moi, survivent par l’écriture se disent eux aussi : à quoi bon ? ». Comment et dans quelle mesure l’engagement littéraire accompagne/alimente-t-il l’engagement physique ? Les deux sont-ils complémentaires ?

Ce sont les deux pôles de ma vie. Il m’arrive de penser que j’aimerais être un écrivain en chambre, tout entier concentré sur son œuvre, drogué au silence et à la solitude – oui, j’adore ça aussi ! Mais il me faut les deux. L’action et le retrait créatif. Trop de l’un tue l’autre, et inversement.  Je passe mon temps à chercher mon équilibre. Le secret est, peut-être, dans une certaine discipline. Se réserver, chaque jour, quelques heures pour écrire. Mais ce qui se passe aujourd’hui dans le monde est trop inquiétant pour qu’on s’abstienne de rejoindre le front. Ecrire des articles à l’invitation de revues, de journaux, peut-être aussi une manière de se battre. Mais même chargée d’une chronique « à thème » (le genre, l’écologie, les luttes contemporaines), je n’oublie jamais la littérature. C’est ma place, mon apport personnel. Voilà pourquoi, en faisant le portrait de la jeune Youna Marette, porte-parole de la Génération Climat, pour la revue Wilfried, j’ai eu envie de citer ce passage du journal de Kafka  : « Je me bats, personne ne le sait (…) et ce n’est pas le combat en tant que tel qui me réjouit, il me réjouit uniquement en tant qu’il est la seule chose à faire. En tant que tel, il est vrai, il me donne plus de joie que je ne puis réellement en goûter, plus que je ne puis en donner, peut-être n’est-ce pas au combat mais à cette joie que je succomberai. » Youna Marette, elle, me disait que, sans l’allégresse qui traverse les cortèges des militants pour le climat, elle ne tiendrait pas le coup semaine après semaine. Si les climatosceptiques cessaient de camper sur leurs peurs et leurs intérêts propres pour expérimenter cette joie de la résistance commune (« Nous ne défendons pas la terre, nous sommes la terre qui se défend »), nul doute qu’ils nous rejoindraient…

 

Déjà dans ce qui est traditionnellement considéré comme le premier roman écologique de la littérature française, Les racines du ciel de Romain Gary, les personnages qui s’engagent de façon fanatique pour la préservation des éléphants sont des personnes traumatisées ayant vécu de près les horreurs de la Seconde Guerre mondiale. Dans Nous sommes la lisière, les protagonistes manifestent souvent des sentiments de tristesse, de solitude, de détresse ou d’ennui. Chez Gascar aussi, ce sont souvent des personnages plongés dans un état de désolation qui se consolent de la compagnie des animaux et de la paix d’une vie en harmonie avec la nature. Y a-t-il à votre avis une relation entre trauma et sensibilité environnementale ?

Sans doute, dans la mesure où la nature console et où sa destruction ravive le souvenir d’une injustice déjà subie. Il y a un lien entre sensibilité environnementale et mélancolie, parente de la lucidité et du courage (cfr « Melancholia » de Lars von Trier, ce film pré-apocalyptique). Surtout quand s’y greffe un autre trauma, une autre guerre : tout ce que nous avons aimé, qui nous a fait rêver dans la nature de notre enfance, a pratiquement disparu en une génération. Les éléphants, les grands singes, les forêts primaires qui valent à des militants écologistes d’être assassinés au Brésil, en Indonésie, en Afrique. Chez nous, adieu aux alouettes, moineaux, hérissons, salamandres, papillons, abeilles, poissons d’eau douce et de mer. Voilà longtemps que j’en suis consciente. Mais quand je voulais confier à quelqu’un cette tristesse, à l’époque, c’était des haussements d’épaules, des « tu vois toujours tout en noir ! », des « et alors ? Les dinosaures eux aussi ont disparu ! » Mais soudain tout s’accélère, les journaux font leur une de l’effondrement des espèces et tout le monde se met à regretter, à paniquer. De quoi me sentir un peu moins seule, mais tout aussi désarmée. Car face aux chagrins que l’existence inévitablement vous réserve, je me disais toujours (c’était mon expérience depuis l’enfance) : « quand je serai à ce point triste que je ne parviendrai plus à parler, ni à lire, ni à écrire, la nature me consolera ». Or ce n’est plus vrai, ce ne sera peut-être plus jamais vrai. Désormais se promener dans la forêt c’est savoir que les arbres souffrent à cause du changement climatique, que les oiseaux ont déjà disparu de moitié. J’ai suivi un ornithologue qui, il y a vingt ans, baguait les oiseaux migrateurs qu’il recensait dans une vallée sur laquelle pesait un projet d’autoroute. À chaque oiseau qu’il relâchait, il disait : « Reproduis-toi ! » Je n’ai jamais oublié le ton de sa voix. Anxieux. Fervent.

 

Dans votre livre précédent, Dans la maison un grand cerf, vous dialoguez avec Berlinde De Bruyckere, une artiste connue pour ses installations représentant des corps des chevaux (souvent déformés). Pensez-vous qu’il y a actuellement une prise de conscience autour de l’animal dans d’autres formes d’art ? Voyez-vous une parenté de vos œuvres littéraires avec d’autres artistes qui font résonner l’image de l’animal ?

La parenté avec d’autres artistes n’a pas grand-chose à voir, pour moi, avec des sujets qui nous seraient communs et qui, d’ailleurs, ont existé depuis toujours, dans la peinture, la sculpture. Mais plutôt avec une vision du monde et une manière de concevoir le labeur artistique. J’ai participé à trois livres consacrés à Berlinde. Trois pans de son œuvre. L’humain. L’animal. L’arbre. Il y a dans son travail une radicalité et une tendresse qui me bouleversent. Et une façon de déplacer le propos, de le métaphoriser, qui lui donne encore plus de puissance. Elle aussi est dans la parabole. Ainsi elle a « installé » des chevaux – des dépouilles, des corps sans tête – pour évoquer la Grande Guerre. Sa guerre à elle, elle l’a vécue dans son enfance, passée dans un terrible pensionnat religieux, et puis au contact des bêtes mortes venues par son père, boucher et chasseur.

Je n’ai pas écrit sur les chevaux de Berlinde. J’ai écrit sur le cerf. Je me suis laissée inspirer par les mythes et les histoires qu’elle me partageait à propos de son cerf, métaphore de la passion amoureuse. J’ai travaillé aussi sur l’arbre blessé, dit Kreupelhout (ou Cripplewood), de la Biennale de Venise. Elle avait demandé à J.M. Coetzee d’être son « écrivain-commissaire » pour la Biennale, il était alors son seul interlocuteur. Mais quand, un an plus tard, Kreupelhout a été exposé au Kunsthaus de Bregenz (Autriche), elle m’a demandé d’écrire un texte sur lui. Cet arbre abattu, ce grand dormant, est mon œuvre préférée. Berlinde, dans cette œuvre, se porte au chevet d’un être qui semble mort mais qui grouille de présences minuscules, de traces infiniment émouvantes de son ancienne vie. C’est, pour moi, une image de notre monde aujourd’hui. Un monde que l’artiste entoure, ici et là, de pansements et de béquilles secourables, et sur lequel elle veille avec une conscience élargie par l’urgence et la perte. Un monde qui a un urgent besoin de nos soins.

[1] Pierre Gascar, Les charmes, Paris, Gallimard, 1965, p. 277.

[2] Pierre Gascar, Les sources, Paris, Gallimard, 1975, p. 95.

 

Pour citer cet article:

Sara Buekens, Caroline Lamarche « La nouvelle comme lieu de rencontre. Entretien de Caroline Lamarche avec Sara Buekens autour de Nous sommes à la lisière »    in Literature.green, Juin 2019,  URL: https://www.literature.green/la-nouvelle-comme-lieu-de-rencontre-2/, page consultée le [date]. 

 

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