LA SÉLECTION 2021 DU PRIX DU ROMAN D’ÉCOLOGIE (3)

 

« L’âge du vent, de l’eau, du soleil »

Entretien de Serge Joncour avec Riccardo Barontini autour de Nature Humaine

 

Serge Joncour est l’un des six écrivain.e.s qui ont été nominé.e.s pour le Prix du roman d’écologie 2021. Ce prix récompensera en avril   « un roman francophone paru l’année précédant l’attribution, de grande qualité́ littéraire où les questions écologiques sont substantiellement présentes ». Les années précédentes, Emmanuelle Pagano, Serge Joncour lui-même et Vincent Villeminot ont déjà été primé.e.s, pour des romans très différents mais qui, chacun à sa façon, font résonner notre rapport à l’environnement. Pour la deuxième année de suite, Literature.green a réalisé des entretiens avec les nominé.e.s du Prix qui ont accepté de répondre à nos questions.

Pour en savoir plus sur le Prix du Roman d’Écologie: https://prixduromandecologie.fr/

Romancier et scénariste français, Serge Joncour commence des études en philosophie, puis il exerce différents métiers avant de se consacrer définitivement à l’écriture. En 1998, il fait son entrée en littérature avec le roman Vu (Éd. La Dilettante), qui reçoit le Prix Jean-Freustié en 1999. Son œuvre fictionnelle, largement primée, compte désormais deux recueils de nouvelles et une quinzaine de romans, parmi lesquels U.V. (La Dilettante, 2003 ; prix France Télévisions 2003), L’Écrivain national (Flammarion, 2014, Prix des Deux Magots), Repose-toi sur moi (Flammarion 2016, Prix Interallié). Avec Chien-Loup (Flammarion, 2018), il a été lauréat de la deuxième édition du Prix du Roman d’Écologie. Dans Nature Humaine, sorti en 2020 (prix Femina), il raconte, avec un regard toujours attentif à la question environnementale, l’histoire française du dernier quart du siècle passé à travers le parcours d’une famille rurale du Lot.

 

Riccardo Barontini : Vous écrivez, dans Nature Humaine : « L’Histoire se fait au plus près des êtres, elle influence les vies comme les mains modèlent l’argile ». Comme dans votre roman précédent, vous mettez en perspective des questions écologiques brûlantes en racontant des histoires et des événements marquants du vingtième siècle : c’était la Première Guerre mondiale pour Chien-Loup, ce sont les vingt-cinq dernières années du siècle cette fois. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce rapport entre histoire politique et environnement ?

Serge Joncour : M’intéresse l’idée que nous sommes toujours tributaires de notre environnement. Il y a l’environnement physique, naturel, mais il y a aussi l’environnement conjoncturel. Dans Chien-Loup, je plongeais mes personnages dans deux époques bien distinctes. Le présent et la guerre de 14, qui du point de vue de l’environnement conjoncturel était sacrément altérée. Mais dans Nature Humaine aussi, je voulais montrer que ces deux notions d’environnement ont sacrément changé en 25 ans. Ce n’est pas hasard que je commence par la grande sécheresse de 1976 et que je termine le roman par la double tempête de décembre 1999. Dans tous les cas, ces événements ont conditionnés nos vies, plus ou moins provisoirement, et notre perception de l’environnement. L’Histoire c’est aussi le Bloc de l’est qui excite encore dans les années 80, Tchernobyl, vécue alors comme un probable cataclysme, puis la Vache folle, zoonose oubliée qui pendant plusieurs années a hanté nos appétits et nos habitudes de consommateurs. On a un temps vécu dans le mythe de la fin de l’histoire, que le monde dès lors était apaisé, mais sans que l’on s’en rende compte s’est ouvert un tout autre conflit, celui de l’humanité avec son environnement. Et en l’occurrence on sait très bien qui a commencé les hostilités…

 

R.B. : Vous narrativisez des changements majeurs dans la vie des campagnes et en particulier l’avènement de modèles d’élevage à grande échelle ainsi que les choix difficiles que les agriculteurs doivent faire pour s’y confronter. En particulier, Jean, le père d’Alexandre, « s’en voulait de tenir tête à ses parents mais il se savait à la croisée de deux époques, de deux mondes ». Peut-on dire que votre livre parle des dégâts produits par la foi en la croissance ?

S.J. : Mon livre parle de ce bouleversement prodigieux dans nos modes de consommation qui est né de l’apparition des hypermarchés. Ces cathédrales de béton et de tôles ondulées qui se sont très vite installées partout, en général dans les terres de vallées, souvent les meilleures terres qui soient, et qui ont sacrément modifié nos comportements de consommateurs, en plus de donner cette teinte uniforme à toutes les sorties de villes en France. Ces hypermarchés ont aussi redéfini les rapports entre les agriculteurs et leurs débouchés. Mon livre l’exprime à hauteur d’homme, dans la simple démonstration de la vie de cette famille d’agriculteurs sur 25 ans. Oui, à cette époque-là il fallait produire toujours plus pour offrir davantage à des consommateurs toujours plus avides et attisés par cette passion pour la communication publicitaire des années 80, époque où l’on faisait dans les cinémas des projections de films publicitaires pendant des heures, les trouvant presque plus beaux et valorisant que les longs-métrages… C’est une époque un peu folle, et cette quête esthétique de la publicité faisait oublier son vrai rôle, sa vraie fonction: nous inviter à consommer toujours davantage!

 

R.B. : Certains personnages dans votre roman, Constanze par exemple, fantasment la « pureté » de la campagne des Bertranges alors que vous montrez que cette campagne est déjà atteinte par les aspects délétères du progrès et lourdement traitée aux pesticides. Est-ce qu’il y a un risque dans cette idéalisation ?

S.J. : Constanze, en tant que citadine, née à Berlin, découvre cette campagne. Elle ne l’a jamais vraiment vue la campagne, n’y a jamais passé une nuit à la belle étoile, et ça me permet de la plonger dans ces décors autour du Lot, la Corrèze, le Gers, la Dordogne, qui sont des périmètres inouïs de beauté. C’est une découverte pour elle. Et tous ces paysages ne sont pas à proprement parler altérés par l’agriculture. Pas tous. 

 

R.B. : Un autre motif central dans Nature Humaine est celui du militantisme écologiste. On parle des événements du Larzac et aussi du mouvement anti-nucléaire et des actes de violence qu’il a pu mettre en œuvre, ce qui constitue le fil rouge dans l’intrigue. Cependant vous soulignez, dans votre portrait de ce mouvement, son hétérogénéité, tout en faisant une distinction de fond entre une matrice écologiste et une matrice anarchiste, pour qui la défense de l’environnement semble être un élément secondaire. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce point?

S.J. :  Face au nucléaire et à ces centrales promises, la réaction était forte, mais disparate. Certains ont même changé de point de vue comme ce vieux militant communiste, qui a bataillé des années sur le Larzac, avec des tas de militants bien disparates qui ne lui ressemblaient pas, mais avec qui il se sentait solidaire, et bien il se trouve que sur la question du nucléaire, là il n’était plus d’accord avec eux. Au travers de l’industrie nucléaire il voyait le moyen pour la France de reconstruire tout un monde ouvrier, et qui viendrait se substituer à l’industrie sidérurgique. C’était une aubaine finalement le nucléaire, c’était une mine à main d’œuvre… Et pour le reste, tous les activistes que je montre, sont mobilisé à des degrés divers, et ça permet de remettre en scène ces années-là, de militantisme et d’action politique, parfois violente, où les explosions étaient monnaie courante, sans parler des ETA, Armée Rouge, FLNC, je voulais aussi remettre en tête la permanence de ces actions là à l’époque, entre attentats, enlèvement et prises d’otages. La disparité des mobilisations aura aussi permis sans doute à toutes ces centrales nucléaires de se faire un peu partout sur le territoire français, c’est fou quand on y pense, des réacteurs nucléaires c’est quand même autre chose qu’une antenne relais, même 5G, et pourtant toutes se sont faites ou presque !

Serge Joncour

 

R.B. : Dans votre roman, les personnages qui restent à la campagne sont plutôt des hommes (Alexandre, son père, Crayssac), tandis que ce sont les femmes surtout (Constanze, les sœurs d’Alexandre) qui partent, qui voyagent. Est-ce qu’on peut lire cette opposition dans le système des personnages dans une perspective de genre ?

S.J. : C’est une expérience personnelle, un constat de mon entourage. et puis on attendait plutôt des garçons qu’ils reprennent la ferme, d’autant que les filles semblaient plus attirées par une promesse de vie autre. Et puis dans les années 70 ont venait tout juste de légaliser la pilule contraceptive, et en 1975 grâce à la loi Veil on dépénalise l’avortement, vous vous rendez compte, ça semble fou, mais ces deux avancées-là étaient toutes récentes, conquises de haute lutte, rentrait enfin dans les têtes que les femmes étaient libres, et non pas assujetties à une famille, un mariage qui leur faisaient perdre leur nom de famille pour en endosser un autre. Ces années 70, elles ouvrent une autre ère, celle de l’égalité homme-femme. Dans mon roman, les sœurs sont les plus libres, elles décident de leur vie, s’affranchissent de la famille, des usages, des contraintes liées à la possession de terres. Le garçon en un sens reste ancré dans le passé, les schémas anciens. 

 

R.B. : Vous abordez aussi la question du « retour à la campagne » des écologistes néoruraux qui souhaitent mettre en pratique leur engagement : il s’agit d’un thème qui me semble présent de manière significative dans la fiction contemporaine. Vous soulignez leur incompréhension avec les agriculteurs qui ont toujours vécu à la campagne…

S.J.: L’incompréhension elle est partout ! Et de tous temps, les agriculteurs entre eux, ont jeté un œil critique ou soupçonneux à ce que faisait le voisin. Les néo-ruraux, s’il est vrai qu’on en parle beaucoup aujourd’hui, je voulais un peu les prendre à la source, dans ces années 70-80, dans des régions plutôt enclavées et ancrées dans leurs traditions. ces néo-ruraux d’alors, mine de rien ils étaient un peu pionniers, ils posaient des questions qui aujourd’hui semblent légitimes, fondées et pertinentes, mais il y a quarante ans ce n’était pas aussi évident. En un sens ils étaient visionnaires, dans un monde où la frénésie de la consommation faisait l’impasse sur la préoccupation du « naturel ». La nature, elle servait à faire des photos de prairies,  de vaches dans l’herbe, à faire des étiquettes pour des camemberts pasteurisés industriels, mais du moment qu’il y avait une photo de campagne sur le paquet, avec un emballage en motif à carreaux vichy, et bien ça suffisait pour croire que ce produit était naturel. Ce n’est que plus tard nous est revenu le besoin de savoir ce qu’il y avait dedans, de quoi c’était fait, et les étiquettes sont devenues de plus en plus précises, et la préoccupation est venue de savoir de quoi vraiment on se nourrissait. Dans les années 80, lors d’un sondage on avait demandé à des enfants en primaire de dessiner un poisson, presque un tiers d’entre eux avaient dessiné un rectangle, c’est à dire le poisson pané de la cantine ! 

 

R.B. : Vous êtes nominé pour la deuxième fois en quatre ans pour le Prix du Roman d’Écologie et vous avez déjà été lauréat du prix. Est-ce que vous êtes conscient, lorsque vous écrivez, de vous inscrire dans la perspective d’un « roman écologique » ?

S.J. : Je ne vois pas comment faire autrement. Je suis sensible à l’environnement, simplement parce que d’année en année, dans mon territoire repère, je le vois changer. Je vois les frondaisons des arbres moins opulentes, des mares et des points d’eau à sec tout l’été, des rivières qui ne coulent plus, des buis exterminés, c’est quand même quelque chose que de voir ses panoramas de toujours ainsi altérés. Il y a aussi que le dehors m’intéresse, et la nature par chance se trouve dehors. Et cette nature je m’y suis toujours inclus, par une sorte d’animisme païen, il me semble communiquer avec tout ça, je sais que le matin quand j’ouvre les volets, les geais vont réagir en premier, en se barrant tout en gueulant, comme pour avertir les autres. Quand je suis à Paris, j’ai deux arbres dans la cour, et là c’est le soir que je veille le couple de pigeons ramiers, bien plus discret et courtois que les geais, qui me saluent presque au moment de tirer le rideau. Cela dit j’ai cette chance d’avoir cette petite maison perdue dans les collines du Lot, avec rien autour, sinon des bois, à tout moment ça remet à sa place et ça replonge dans des sensations ancestrales. La nature, je sais n’en être qu’un élément, nous tous humains nous ne sommes qu’un élément du dispositif, mais qui a pris une prépondérance un peu folle, démesurée. Le problème c’est qu’on interagit en permanence avec cette nature, cet environnement, et que contrairement à nos prétentions nous ne sommes absolument pas maitre de ce dispositif. Cet an 2000 marque comme une borne, l’entrée progressive dans une nouvelle ère qui devrait être celle de la réconciliation avec notre environnement, c’est souhaitable. Après l’âge du fer, du bronze, de la pierre, il y aura peut-être l’âge du vent, de l’eau, du soleil. Cette entrée dans le troisième millénaire je la ressens comme un carrefour. Peut-être parce que j’y vis. Peut-être pas seulement. 

 

R.B. : Attribuez-vous un rôle à la littérature et en particulier à la fiction dans le développement d’une conscience écologique au niveau collectif ?

S.J. : Oui, la littérature, le roman, c’est ce qui permet le mieux de prendre la mesure des choses. Un roman, c’est à la fois de l’expérience, celle d’un être, qui en plus de la sienne rassemble l’expérience des autres, et rassemble le tout en recréant des vies, en recréant du réel. Un réel inaltérable celui-là. Plongez dans Pecheurs d’islande de Loti, vous replongerez dans cette Bretagne du 19ème siècle et y retrouverez ces sensations intactes, ces navigations en haute mer, ces vies, c’est saisissant. De plus un roman permet d’embrasser toutes les époques, d’incarner toutes les données. Cette année de crise sanitaire a même marqué un réel retour à la lecture, d’ailleurs de tous les arts c’était le seul accessible de façon intacte, autonome, libre. 

Pour citer cet article: 

Riccardo Barontini, Serge Joncour,  « « L’âge du vent, de l’eau, du soleil. » Entretien de Serge Joncour avec Riccardo Barontini autour de Nature Humaine » in Literature.green, février 2021, URL: https://www.literature.green/entretien-joncour-nature-humaine/, page consultée le [date].

 

 

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