Tribunal de District de Martigny-Ville

République et Canton du Valais, Suisse.

in presentia Morand Pierre, greffier assermenté.

DEPOSITION no. 124, du 30 septembre 1911.

Ce 30 septembre 1911, devant le Tribunal de District, dans le cadre du litige Vœffray-Revaz, a déposé M. Vœffray Joseph, né en 1879, de Jean-Pierre et Mélanie née Landry, agriculteur-charretier, domicilié à Salvan-Ville, résidant au hameau de Vernayaz. Le sus-nommé a déclaré :

Que le 24 juin 1911, peu après 8h00, il véhiculait comme à son habitude les bagages d’un groupe de voyageurs anglais par la route internationale dite des Diligences, en direction de Salvan puis Chamonix. Au 32ème virage, lieu-dit le Biolay, son cheval s’est arrêté à cause de grosses pierres sur la route. Il a donc commencé à déblayer la voie quand est survenu en face le char à échelles de Revaz Maurice, éleveur et transporteur, domicilié à Salvan-Ville.

Que Revaz Maurice, allant porter au Grand Hôtel de Vernayaz plusieurs malles et des quartiers de viande, était pressé à cause de la chaleur. Et que Revaz a apostrophé rudement Vœffray lui intimant l’ordre de laisser libre passage à un citoyen au travail.

Qu’en réponse, Revaz, ayant tiré le frein de son char, s’est approché de Voeffray penché sur la route et l’a pris à parti, verbalement d’abord, puis physiquement, allant jusqu’à lui assener plusieurs coups au torse et au visage.

 

Que lui-même, Vœffray, le nez en sang, a cherché sans succès à rendre les coups, avant de se replier derrière son cheval où Revaz, criant des insultes, cherchait à l’atteindre encore.

Que lui-même, Vœffray considérait cette rixe comme la suite d’une inimitié de longue date causée par leur situation commune. Tous deux se connaissent pourtant depuis l’enfance, ayant même un lointain cousinage par leurs grands-mères.

Qu’en effet, depuis la mise en service du train à crémaillère Martigny-Chamonix en 1906, la condition des charretiers a changé du tout au tout. Dans cette région de montagne qui vit de petite agriculture et d’élevage, le transport des biens et des personnes sur la route franco-suisse construite en 1864 constitue un revenu précieux, voire nécessaire pour les habitants des deux villages détenteurs de bœufs ou chevaux.

Que le train à crémaillère, dont les ponts et tunnels ont pourtant été bâtis par les hommes de la vallée, a changé la donne en leur défaveur. Que les transports par la route ont été divisés par trois et que tous les charretiers se retrouvent avec moins de tache voire en chômage.

Que le Grand Hôtel, principal sollicitant et bénéficiaire des transports, joue sur les prix et pousse au travail à perte, déclarant aux charretiers que le train suffirait bientôt à tous les déplacements de biens et de personnes.

Que lui-même, Vœffray de famille libérale-radicale et laïque, a été favorable à ce train, contrairement à Revaz, du clan catholique-conservateur, qui voyait d’un mauvais œil tout ce qui venait de la plaine du Rhône.

Que lui-même, Vœffray, avait en effet suivi les messieurs de Genève, investisseurs des capitaux ferroviaires, quand ils ont assuré la population, réunie en assemblée primaire, du bénéfice consécutif à ce mode de transport fruit de la mécanique moderne. Que les investisseurs leur avaient encore promis un développement rapide de la région, avec des emplois sur la ligne ferroviaire et de nombreuses constructions. Que les promoteurs du «tourisme» donneraient du travail à tous, à l’exemple du village de Finhaut désormais doté de six grands hôtels comparables à ceux de Zermatt.

Qu’à l’inauguration du train, un professeur de Bâle, une poétesse française et un élu cantonal avaient visité la vallée, au nom d’une «Ligue pour la beauté» ou Heimatschutz, afin que le caractère «pittoresque» en soit préservé, un mot que lui, Vœffray, s’était faite expliquer par la suite.

Mais qu’après cinq années, les promesses du train n’ayant été d’aucun profit pour les agriculteurs, lui [Vœffray] comme Revaz, voient chaque année leurs revenus baisser et travaillent désormais à perte, les coupes de bois elles aussi ne rapportant plus rien depuis que celui-ci, grâce au rail, s’échange à vil prix. Qu’il n’arrive donc plus à trouver assez de tâche, de même que Revaz Maurice, qui lui en veut personnellement d’avoir appuyé le projet des Genevois.

Que Revaz l’a plusieurs fois défié lors du vin suivant la grand-messe, se moquant des beaux discours des libéraux-radicaux et des banquiers de Genève sur les soi-disant beautés de la nature et le bon air des Alpes, phrases qui dissimulaient surtout leurs savants calculs.

Que leurs fameux touristes, dont ils portent les malles avec force courbettes, tout en passant à leurs yeux pour de gentils arriérés, disait Revaz à qui voulait l’entendre, ne voient dans la nature qu’un pur spectacle pendant que d’autres se cassent le dos pour en vivre. Et depuis lors, que chaque occasion dans les cafés ou sur la route, est devenue prétexte à querelles, que lui, Vœffray, a plusieurs fois tenté d’apaiser sans succès.

Outre que, depuis le lancement du train à crémaillère, la population de Salvan-Ville est divisée sur son avenir. Les conservateurs-catholiques souhaitent se séparer du hameau de Vernayaz, pâturage situé en plaine, majoritairement peuplé de libéraux-radicaux, où l’industrie et le rail amènent de nouveaux emplois. Quant aux libéraux-radicaux, ils veulent y intégrer pleinement le hameau et sa population croissante, ayant pour elle divers projets modernes.

Que la question délicate de la partition communale a fini par être portée devant le gouvernement cantonal, comme l’on sait, avant qu’une commission spéciale n’organise un vote populaire prévu pour l’année à venir, 1912. Que l’approche de ce scrutin décisif met les hommes des deux clans sur les charbons ardents, la bagarre étant désormais fréquente dans les cafés du chef-lieu.

Qu’enfin lui-même, Vœffray n’a aucun accroc à sa réputation, n’étant ni sournois, ni bagarreur, ni jamais impliqué dans des affaires pénales. Qu’au contraire, de bonne foi et apprécié de ses voisins, il n’a cessé de travailler de l’aube à la nuit, passant de ses cultures de vigne, fraises et abricots, à ses champs de pommes de terre et de maïs, gouvernant ses bêtes, conduisant le corbillard communal, effectuant encore ses transports pour le Grand Hôtel à l’aube ou en soirée, au point que sa femme Ursule, née Pache, se plaint ouvertement à tout le voisinage d’avoir à attendre son homme, à la nuit noire, au bas de la route dite des Diligences, tendant l’oreille aux pas du cheval qui ramène aveuglément son maître assoupi.

Que lui-même, Vœffray, s’est toujours dévoué pour les intérêts de la Commune, acceptant les transports le samedi et même le dimanche, exceptionnellement, avec l’autorisation du Curé Brouchoud, quand arrive de Londres un groupe de voyageurs riches et très pressés.

Qu’il travaille tant que M. le Curé Brouchoud lui a assuré un jour d’un ton aigre (sachant que son paroissien répandait les idées laïques) qu’avec toute cette tâche, Dieu ne le trouverait au moins pas paresseux, et qu’il avait peu de chances de mourir en épectase, expression que Vœffray s’était faite expliquer par la suite.

Qu’en conséquence de ces faits et informations, il [Vœffray] demande réparation du préjudice subi, à son corps comme à sa tâche, s’estimant doublement victime, d’une part du caractère violent de Revaz Maurice, de l’autre d’une querelle politique outrepassant sa responsabilité, dans une époque inquiète où tout change très vite et comme sans plan visible.

Déposition recueillie à Martigny, le 30 septembre 1911, avec signature.

Pour citer ce texte:

Jérôme Meizoz, “Déposition [fiction générée par une image]”, Literature.green, mars 2020, URL: https://www.literature.green/jerome-meizoz-deposition, page consultée le [date]. 

 

Pour lire l’entretien de Jérôme Meizoz avec Riccardo Barontini: 

https://www.literature.green/lenvironnement-de-la-modernite-entretien-de-jerome-meizoz-avec-riccardo-barontini/ 

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