« Au-delà du déchet ». Littérature et sciences sociales en dialogue
Colloque international
Université de Tours
19-21 novembre 2019

Si la question des déchets a longtemps été marquée par une forme d’invisibilité, elle est néanmoins de plus en plus présente dans le discours public et indissociablement liée à la prise de conscience accrue d’une crise environnementale majeure. Dans le champ académique, depuis une dizaine d’années, émerge ainsi un « nouveau sous-champ des sciences sociales », les discard studies. L’anthropologue Gay Hawkins (2006) assigne cette évolution à la « force matérielle [des déchets], à la réalité troublante de leur accumulation autour du globe ».
L’objet du présent colloque est de réfléchir à la manière dont la littérature témoigne de cette « force matérielle » et à l’éclairage spécifique qu’elle apporte sur les déchets, conçus non exclusivement comme un problème qu’il faudrait résoudre, mais également comme le symptôme d’un état économique et politique du monde capitaliste. Le titre de ce colloque se réfère, d’une part, à l’ouvrage de Jean Gouhier, fondateur de la « rudologie » consacrée à « l’étude et la caractérisation des biens exclus et rejetés, des conditions et des fondements de leur mise en marge » (Gouhier, 2000). Ce titre souligne, d’autre part, l’idée que l’être-déchet d’un matériau n’est que rarement définitif : ce qui a été jeté pour avoir perdu toute valeur est, la plupart du temps, destiné à être revalorisé et remis en circulation, quittant les espaces de relégation où il a provisoirement échoué. En outre, envisager l’« au-delà du déchet », c’est également affirmer que rien n’est déchet par essence, que la conception du déchet n’est jamais figée et que toute assignation à la catégorie de déchet est toujours relative à des pratiques sociales et culturelles singulières.
Ce colloque analysera, au plus près des œuvres littéraires, les différents types de rapports qui peuvent se tisser entre les déchets et ceux qui les produisent, les collectent, les gèrent ou discourent sur ceux-ci. Dans cette perspective, des chercheurs en sciences sociales et en littérature sont invités, par le biais de communications communes ou indépendantes, à se rencontrer et à dialoguer autour d’œuvres littéraires ou visuelles témoignant de la présence du déchet, sous ses formes plurielles.
Argumentaire
Les sciences sociales analysent les processus qui se déploient autour des déchets dans leurs différentes expressions et dynamiques : marqueurs et organisateurs de l’espace (Gouhier 2000 ; Subremon et Gouvello, 2012 ; Cirelli et Florin, 2015), ressources économiques disputées au centre de jeux et d’enjeux de pouvoir (Medina 1997 ; Bertolini 1990 et 2005 ; Barles, 2005, Cavé 2016), champ d’innovation technique, politique et sociale (Barbier et Laredo, 1997 ; Sembiring et Nitivattananon, 2010), miroir de la crainte sociétale du désordre (Douglas, 1966 ; Faure, 1977), emblème de ce que les sociétés considèrent comme répulsif, révulsant et contaminant (Lhuillier et Cochin, 1999), reflet des contradictions d’un modèle de production (Hawkins, 2006 ; Ortar et Anstett, 2017 ; Monsaingeon, 2017, Sing, 2017) et de son rapport à l’environnement et à la nature (Durand, 2010 ; Bahers, 2012). Aussi, le déchet est-il un « fait social total, mais aussi technique, scientifique, anthropologique, corporel et moral, métaphysique et finalement matériel » (Beaune, 1998). En ce sens, le déchet intéresse les sciences sociales qui tentent d’en saisir les spécificités et d’analyser les pratiques, relations, représentations des acteurs dont, en particulier, les « travailleurs des déchets » (Corteel, Le Lay, 2011), à savoir tous ceux qui ont à faire avec les déchets, depuis leur récupération, leur traitement et leur gestion, en intégrant les positions, discours, débats ainsi que les réponses différenciées que ces acteurs apportent aux problématiques liées aux déchets.
Dans le domaine des études littéraires, les déchets, déjà convoqués dans les préoccupations écocritiques (centrées sur les rapports entre littérature et écologie), se voient aussi consacrer des travaux spécifiques, dont l’ouvrage pionnier de Susan Signe Morrison, The Literature of Waste (2015). Conjointement à cette évolution, la littérature contemporaine porte un intérêt grandissant à cette thématique comme en témoignent deux romans récents parmi d’autres : Le pays où les arbres n’ont pas d’ombre, de Katrina Kalda (2016) ou Les fils conducteurs, de Guillaume Poix (2017). Cette visibilité accrue nous invite à considérer la présence des déchets dans les œuvres de l’extrême contemporain dans une perspective comparée, pouvant mobiliser des analyses incluant toutes les aires géographiques. Nous envisagerons donc le corpus tant français qu’étranger qui appréhende le rebut comme la face cachée d’un monde capitaliste heureux (DeLillo, Outremonde, 1998) ou associe les lieux et les figures du déchet à des processus de marginalisation sociale. Nous nous intéresserons tant aux œuvres qui placent le déchet au cœur du fonctionnement normal du système consumériste qu’à celles qui envisagent les débris que laissent une catastrophe (Michaël Ferrier, Fukushima, récit d’un désastre, 2012) ou une crise économique (Christos Chryssopoulos, Une lampe entre les dents. Chronique athénienne, 2013). Qu’elles soient documentaires, inscrites dans un cadre réaliste, ou relevant de la littérature d’anticipation, ces œuvres pourront être lues au prisme d’ouvrages relatifs à la place du déchet dans nos sociétés, analysée littéralement (Harpet, 1999) ou comme métaphore de l’exclusion (Bauman, 2006), mais aussi comme corpus premier éclairant précisément ce que la littérature, dans sa spécificité, peut dire de notre relation aux déchets.
Dans ce contexte, le colloque Au-delà du déchet : littérature et sciences sociales en dialogue prêtera attention à ce que la littérature dit et fait des rebuts et des personnes qui vivent avec, depuis que ceux-ci sont devenus un problème majeur des sociétés contemporaines. Ceci rejoint notamment le « renoncement » à réintégrer les rebuts dans le métabolisme urbain et l’émergence de lieux de stockage ou de flux à grande échelle (Barles, 2010). Plus largement, il veut rendre compte de l’enjeu crucial que les déchets représentent pour nos sociétés en posant l’hypothèse que la littérature, associée à l’analyse des sciences sociales, éclaire et questionne notre rapport au rebut.
Qu’est-ce que le langage littéraire peut exprimer sur la nature de ce rapport au déchet, que les analyses spatiales, économiques, sociales, ou encore les images, n’auraient pas saisi ? Réciproquement, quels sont les points aveugles de l’imagination littéraire quand on la confronte aux analyses des sciences sociales ? Quelles dimensions du rapport sociétal au déchet la littérature est-elle en mesure d’éclairer par ses propres moyens d’expression et d’analyse ? Quel est le pouvoir des mots par rapport à celui des images dans l’analyse du déchet et de l’univers qui le constitue ? Comment la fiction permet-elle d’imaginer l’avenir apocalyptique d’un monde effondré ou la réalité ordinaire de la vie dans les débris du capitalisme ? Enfin, en quoi la littérature nous rend-elle sensibles à tout ce qui, du point de vue de l’économie capitaliste et des récits qui la soutiennent, constitue un déchet sans importance ? Peut-elle augurer d’un au-delà du déchet, en valorisant les déchets et les individus précaires qui en ont l’usage, ou en redessinant la frontière entre l’utile et le rebut ?
Pour répondre à ces questions, ce colloque vise à un réel échange interdisciplinaire, en invitant chercheurs en littérature, en sciences sociales, (histoire, géographie, anthropologie, sociologie, philosophie, etc.) et écrivains à croiser leurs regards sur la représentation littéraire ou visuelle des déchets dans l’extrême contemporain, des années 1970 à nos jours.
Les propositions de contribution pourront :
s’attacher aux acteurs du rebut et notamment à la figure du chiffonnier, de l’éboueur et autres récupérateurs dans les représentations littéraires mais aussi collectives.
confronter les géographies (lieux, paysages, circulations) du déchet en littérature aux géographies du déchet analysées par les sciences sociales.
considérer le travail sur le déchet tel qu’il est traité par les sciences sociales (collecte, récupération, transformation, valorisation, circulations, etc.) et la manière dont celui-ci est représenté dans et par la littérature.
interroger notre lien intime et sensible à ce que nous jetons ou sommes censés jeter, et les stratégies et mécanismes par lesquels des individus ou des groupes sociaux restituent à une valeur inédite à ce qui en semblait dépourvu.
*
Bibliographie sélective :
Les communicants peuvent se reporter à la liste (non exhaustive) des fictions proposées sur le site Sociétés urbaines et déchets :
https://sud.hypotheses.org/category/s6-ressources/fictions
– Bahers Jean-Baptiste, 2012, Dynamiques des filières de récupération-recyclage et écologie territoriale : l’exemple du traitement des déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE) en Midi-Pyrénées, Thèse de doctorat en géographie et aménagement sous la direction de M.-C. Jaillet et A. Rouyer, Université Toulouse II-Le Mirail, 491 p.
– Barbier Rémy, Laredo Philippe, 1997, L’internalisation des déchets. Le modèle de la communauté urbaine de Lille, Paris, Economica, 111 p.
– Barles Sabine, 2005, L’invention des déchets urbains. France : 1790-1970, Seyssel, Champ Vallon, coll. « Milieux », 297 p.
– Barles Sabine, 2010, Society, energy and materials: the contribution of urban metabolism studies to sustainable urban development issues. Journal of Environmental Planning and Management. 53(4) pp : 439- 455.
– Bauman Zygmunt, 2004, Wasted Lives. Modernity and Its Outcasts, Polity Press, Cambridge.
– Beaune Jean-Claude, 1998, « Préface », dans Harpet C., Du déchet : philosophie des immondices. Corps, ville, industrie, Paris, L’Harmattan, p. 9-17.
– Bertolini Gérard, 1990, Le marché des ordures. Économie de gestion des déchets ménagers, Paris, L’Harmattan, 206 p.
– Bertolini Gérard, 2005, Économie des déchets, Paris, Technip, 208 p.
– Cavé Jérémie, 2016, La ruée vers l’ordure – conflits dans les mines urbaines de déchets, 2015, Presses Universitaires de Rennes, Collection : Espace et Territoires, 252 p.
– Cirelli Claudia, Florin Bénédicte (dir.) 2015, Sociétés Urbaines et Déchets. Éclairages internationaux, Tours, Presse Université François Rabelais, 450 p.
-Compagnon, Antoine, Les chiffoniers de Paris, Gallimard, 2017.
– Corteel Delphine, Le Lay Stéphane (dir.), 2011, Les travailleurs des déchets, Toulouse, Érès, coll. « Clinique du travail », 331 p.
– Douglas Mary,  2001 [1966] De la souillure.Essai sur les notions de pollution et de tabou. Paris : La Découverte.
– Durand Mathieu, 2010, Gestion des déchets et inégalités environnementales et écologiques à Lima (Pérou) : entre vulnérabilité et durabilité, Thèse de doctorat en géographie, Université Rennes 2, 458 p.
– Durand Mathieu, Djellouli Yamna, Naoarine Cyrille, 2015, Innovations sociales et territoriales de gestion des déchets, Rennes : PUR, 302 p.
– Faure Alain, « Classe malpropre, classe dangereuse ? Quelques remarques à propos des chiffonniers parisiens au XIX e siècle et de leurs cités », Recherches, n° 29, 1977, pp. 79-102, « L’haleine des faubourgs ».
– Gouhier Jean, 2000, Au-delà du déchet, le territoire de qualité. Manuel de rudologie, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 240 p.
– Harpet Cyrille, 1998, Du déchet : philosophie des immondices. Corps, ville, industrie, Paris, L’Harmattan, 603 p.
– Hawkins Gay, 2006 ; The Ethics of Waste, How We Relate to Rubbish, Rowman & Littlefield, 151 p.
– Lhuilier Dominique, Cochin Yann, 1999, Des déchets et des hommes, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Sociologie clinique », 185 p.
– Medina Martin, 1997, Scavenging on the Border: A Study of the Informal Recycling Sector in Laredo, Texas and Nuevo Laredo, Mexico, PHD, Dissertation, Yale University, New Haven, (Connecticut), p. 304.
– Monsaingeon Baptiste, 2017, Homo détritus. Le Seuil, coll. Anthropocène.
– Morrison Susan Signe, 2015, The Literature of Waste Material Ecopoetics and Ethical Matter, New York, Palgrave Macmillan US.
– Ortar Nathalie, Anstett Elisabeth (dir.), 2017, Jeux de pouvoir dans nos poubelles. Économies morales et politiques du recyclage au tournant du XXIe siècle, Paris, Editions Petra, 224 p.
– Subrémon Hélène, Gouvello Bernard de, 2012, « Introduction », Flux, no 87, p. 4-6.
-Tsing, Anna, 2017, Le champignon de la fin du monde, Paris, La Découverte, 416 p.

*
Modalités de soumission:
L’appel à communication est ouvert aux doctorant(e)s ainsi qu’aux chercheur(e)s en littérature et dans les disciplines des sciences sociales jusqu’au 1er juin 2019.
La proposition sera rédigée en français et en anglais et transmise au format Word, police Times New Roman 12, interlignes 1,15. Celle-ci devra comprendre
un titre
3 à 5 mots clés
un résumé entre 4000 et 6000 signes maximum == je serai pour avoir des résumés un peu conséquents
une courte bibliographie indiquant les ouvrages sur lesquels la proposition s’appuie (5 références maximum)
une courte biographie de l’auteur (5 lignes environ)
Celle-ci devra faire apparaître le nom du/des auteur(s), l’université et le laboratoire de rattachement et une adresse mail valide.
Les propositions doivent être soumises via le site du colloque : https://audeladudechet.sciencesconf.org
Inscription gratuite mais obligatoire
*
Dates à retenir :
Date limite de soumission des propositions : 1er juin 2019
Notification aux auteurs : 15 juillet 2019

Date du colloque : 19-20-21 novembre 2019

Lieu : Université de Tours

Comité d’organisation :
– Claudia Cirelli (Université de Tours)
– Bénédicte Florin (Université de Tours)
– Lucie Taïeb (Université de Brest)
– Raphaëlle Guidée (Université de Poitiers)
– Adeline Pierrat (Université du Mans)

Comité scientifique :
– Elisabeth Anstett (Directeur de recherche CNRS, anthropologue, EHESS)
– Sabine Barles (Professeur des universités, urbaniste, Université Paris I)
– Gérard Bertolini (Directeur de recherche, CNRS, économiste)
– Véronique Bragard, (Professeure, Université Catholique de Louvain)
– Claudia Cirelli (UMR CITERES/CoST, ingénieure de recherche)
– Antoine Compagnon (Professeur au Collège de France, écrivain, critique littéraire)
– Delphine Corteel (Maître de Conférences en sociologie, Université de Reims)
– Bénédicte Florin (Maître de Conférences en géographie, Université de Tours, CITERES/EMAM)
– Raphaëlle Guidée (Maître de Conférences en Littérature comparée, Université de Poitiers)
– Anne-Rachel Hermetet (Professeur en littérature comparée, université d’Angers)
– Katrina Kalda (écrivain, Université de Tours)
– Anna Madoeuf (Professeur en géographie, Université de Tours, CITERES/EMAM)
– Patrice Melé (Professeur en géographie, Université de Tours, CITERES/CoST)
– Fabrizio Maccaglia (Maître de Conférences en géographie, Université de Tours, CITERES/CoST)
– Martine Pelletier (Maître de Conférences en Langues et Littératures anglaises, Université de Tours)
– Adeline Pierrat (Maître de Conférences en géographie, Université du Mans)
– Francisco Suarez (Professeur de la Universidad Nacional General Sarmiento, Buenos Aires, Argentina) (à confirmer)
– Susan Signe Morrison, (Professeure de Littérature anglaise, Texas State University)
– Lucie Taïeb (Maître de conférences en Études germaniques, Université de Brest)

Pin It on Pinterest

Shares
Share This