Écrire le vivant : l’imagination au défi de la science

Entretien de Christine Van Acker avec Riccardo Barontini autour de La bête a bon dos

Depuis ses débuts, avec Domiciliés à bord, dédié à la mémoire collective des bateliers (Quorum, 1994), la belge Christine Van Acker a exploré plusieurs genres littéraires (poésie, roman, nouvelle, théâtre). Autrice de fictions et documentaires radiophoniques, elle organise et anime également des ateliers d’écriture, dont le cycle « Infuser la science et écrire ». Son intérêt pour la science et pour ses rapports avec la littérature se reflète dans La bête a bon dos, sorti en 2018 dans la collection « Biophilia » chez José Corti et sélectionné la même année pour le prix SGDL de l’essai. C’est autour de ce remarquable bestiaire moderne que nous avons eu l’occasion de nous entretenir avec elle.

On se reportera également au site de l’autrice, « Les Grands Lunaires » 

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Riccardo Barontini : Le début de votre livre me semble donner le ton de votre démarche. Comme dans un texte théâtral, vous fournissez une liste des personnages « dans l’ordre d’apparition », en mélangeant microorganismes, grands auteurs, individus ordinaires, animaux, végétaux. J’en cite juste quelques lignes : « Parasites apicomplexés, Ernst Haeckel, Maurice Merleau-Ponty, Bernardo Carvalho, un inconnu, Fungi Virus, Escherichia coli, le Paraclet, François d’Assise, Mère Pauvreté, Mère Terre… » (p. 9) . Autant dire que tous les êtres vivants sont mis sur un pied d’égalité, de l’unicellulaire à l’intellectuel. On peut certainement affirmer que votre livre est anti-anthropocentrique, qu’il conteste une prétendue exception humaine dans la biosphère. Et en même temps, de manière complémentaire, votre ouvrage me semble parler beaucoup de l’homme, chercher à le décrire de manière différente, à redéfinir sa place : à cet égard, à la fin du texte vous utilisez le procédé littéraire de la distanciation pour mettre en place une étude éthologique particulièrement drôle des « spécimens mâles » (p. 174) de votre famille. Quels sont pour vous le rapport et l’équilibre entre ces deux aspects de la question, anti-anthropocentrisme et redéfinition de l’humain ?

 Christine Van Acker :  L’acte d’écrire, pour moi, n’est pas purement intellectuel. Mon corps, ce qui le compose, ainsi que ce qui se trouve en dehors de lui, passe à travers le filtre de mon écriture. Pour l’exprimer plus vulgairement, ça percole ! Et voici que la notion d’espèce, au sein du groupe humain, pourrait déjà se poser entre vous et moi. Vous êtes imprégné d’une culture universitaire ; je suis une autodidacte. Issue d’une famille de bateliers, ma scolarité a été particulière. Je me suis peu assise sur les bancs d’écoles : cinq ans d’école primaire, des cours par correspondance pour la moitié de mes humanités, le Conservatoire en Art Dramatique, puis le Cercle des Naturalistes pour une formation de guide nature. Ce sont les lectures, les documentaires, la radio, mes observations, les échanges humains, et l’intuition qui m’ont façonnée. Dans La bête a bon dos, j’utilise souvent le conditionnel. Je n’avais pas l’intention d’affirmer quoi que ce soit ni d’asséner un savoir. Si l’un de nous sait comment définir un humain tout en lui laissant assez de liberté pour sortir du cadre, pour prendre de l’ampleur (ou se rétrécir), qu’il se lève et me le dise ! Nous vivons dans le mystère. Un biologiste nous a dit un jour que, pour lui, il n’y avait plus de mystère, jusqu’à ce qu’on l’amène à évoquer le « plafond de verre » qui nous sépare de l’ensemble des manifestations du Cosmos et, « plancher de verre », du microcosme. La musique, la poésie, la danse, l’art en général tente d’y percer des ouvertures. L’art nous élève, dans les deux sens du terme.

Vous mentionnez un début théâtral. Je viens de cette culture. J’ai travaillé comme comédienne, il y a longtemps. J’écris aussi pour le théâtre. Dans cette énonciation du début, il y a une forme de générique où sont mentionnés tous les membres de l’équipe vivante qui ont participé à l’écriture. Cela pourrait être, aussi, une résurgence de mon enfance, le souvenir d’un mariage où les invités étaient annoncés les uns après les autres par un maître de cérémonie avant d’aller se mettre à table. Vous avez raison, je donne « le ton » pour la musique qui va suivre au cours des chapitres.

Je raconte, dans le livre, la visite d’un catholique qui m’avait vue à la télévision et qui avait entendu que je considérais l’animal autant que l’humain (sans pour autant me définir comme « anti-spéciste » : comme les animaux, je n’accepte pas de vivre en cage, ici celle des catégories). Cet homme était profondément troublé dans ses convictions religieuses. Cela l’avait amené jusqu’à franchir ma porte pour en parler. Malheureusement, je n’étais pas là. J’ai donc imaginé, par la suite, cette rencontre. L’évidence de la figure de st François d’Assise m’est apparue pour argumenter avec lui. Comme st François, j’ai voulu célébrer les membres de ma famille, ma sœur hirondelle, mon frère renard, et tous les autres. Je reste saisie par la crédulité de tant de personnes pour ces religions qui les éloigne de leur corps, des éléments, de l’ensemble du vivant, là où peut s’éprouver la place que nous occupons dans le monde.

Ce livre est né après la vague d’attentats, à Bruxelles, à Paris, après la découverte de ces milliers de morts en Méditerranée. J’ai vécu une période de repli. Le fait de résider dans une région fort préservée, d’y côtoyer au quotidien des animaux, des forêts, contribue à m’équilibrer. Tout ce vert, tout ce vert, m’a dit un jour une Parisienne endurcie, horrifiée par la campagne. Je peux la comprendre. Ces manifestations du vivant ne se préoccupent absolument pas du destin des humains ; elles peuvent se révéler hostiles.  

Au lieu de scier la branche sur laquelle nous vivons tous, il serait plus sensé de descendre de l’arbre au sommet duquel une certaine idée de l’évolution nous a maintenus pour aller palper la circulation de nos racines, à tous, animaux et végétaux. Il y a longtemps que les scientifiques ont abattu cet arbre. Quand on regarde le buisson du vivant, nous nous trouvons au bout de l’une de ses petites branches ; les autres sont occupées par des organismes invisibles à l’œil nu. Comment, sachant cela, mais aussi le devinant par notre chair, demeurer anthropocentriste ? Nous partageons notre présence sur Terre avec ces colonies bactériennes en symbiose avec nous, et nous avec elles. Même l’intérieur des cellules qui nous composent a été colonisé. Nos mitochondries seraient, à l’origine, une bactérie avalée par la cellule qui s’y est adaptée.

Je ne suis pas biologiste. Je m’intéresse et je joue avec les concepts scientifiques parce qu’ils sont un vaste territoire qui défie l’imagination.

Définir l’être humain ? Pour quoi faire ? Cyril Cazemèze, l’acrobate dont je parle dans le livre, est un peu vache, un peu félin, un peu ours, un peu ogre aussi. Sa proximité avec les animaux, qu’il arrive à incarner de l’intérieur, au point que son corps devient ours, vache, panthère, le rendrait, à mes yeux, presque plus humain que les businessmans à cravate, l’iPhone collé à l’oreille. Cyril et moi, nous nous sommes vus, il y a peu. Il était très heureux à l’idée qu’il rencontrerait bientôt Charlotte, une laie… Je n’étais pas là, malheureusement, pour assister à leur entretien et à la métamorphose qui s’ensuivrait chez le bonhomme.

Oui, j’ai aussi observé mon compagnon et notre fils. Et pourquoi non ? aurait répondu Cyrano de Bergerac, le libre penseur, sous l’égide duquel j’ai fondé l’association Les grands lunaires. Ces deux humains, je les avais sous la main, faciles à observer, confiants. On cite souvent ce dernier texte lors des rencontres dans les librairies. Mon compagnon l’a entendu plusieurs fois, le pauvre. Je pense que c’est parce que les lecteurs n’ont pas encore accepté de descendre de l’arbre…

Quant au mot apicomplexé, quelle merveille !

 

R.B. : L’appartenance générique de ce texte est difficile à définir : il se compose de chapitres courts, qui sont introduits par de nombreuses citations d’auteur et qui mélangent anecdotes autobiographiques, récits animaliers, descriptions scientifiques, divagations d’essayiste. On pourrait presque parler de cet ouvrage comme d’« une rêverie sur le vivant ». Loin de moi cependant la volonté de catégoriser ce texte atypique ; je voudrais en revanche vous solliciter sur sa composition et sur les raisons qui vont ont amenée à choisir cette forme : s’est-elle immédiatement imposée à vous, ou bien est-elle le produit d’une médiation plus compliquée ?

C.V.A. : Rêverie sur le vivant, c’est très bien. Le terme que j’avais trouvé et qui se rapprochait le plus était « polygraphie ». Quand j’écris, je ne m’encombre pas de la notion de genre, ni d’âge, ni de public. Sauf, lors de commandes, comme pour « Le monde de Nestor », par exemple. Cet ouvrage a été écrit pour des adultes en cours d’alphabétisation à la demande de Lire et Ecrire Luxembourg (ed. Weyrich). Là, j’ai dû brider ma langue. Interdites, les phrases longues, les métaphores.

Marguerite Duras disait qu’il n’y a pas de sujet, que le sujet c’est le style. Je suis assez d’accord avec elle. La bête a bon dos est un livre né de l’observation de sauterelles, de l’envie d’évoquer des paysages, de parler de ces animaux qui m’apparaissent au cours du jour, dont l’humain. Il y avait là quelque chose qui voulait s’écrire. Quel bonheur, en début de printemps, de voir courir un carabe doré alors que je défriche le potager !

Cela dit, comme chacun de mes manuscrits est fort différent des précédents, c’est assez déstabilisant pour les éditeurs. D’où l’éclectisme du choix des maisons chez qui j’ai publié.

 

R.B. : L’ironie est particulièrement présente dans La Bête a bon dos. On a l’impression qu’elle est un outil fondamental de votre démarche, car vous l’utilisez pour tourner en dérision les fausses représentations que l’homme se forge de la nature et de l’environnement.  Elle assume ainsi une fonction heuristique. Quel est votre point de vue sur cet aspect de votre écriture ?

C.V.A. : Vous m’apprenez le mot « heuristique ». Il me plaît. Je l’adopte. Il évoque pour moi aller « au petit bonheur la chance », une forme de déambulation, sans but précis, avec, au cours du travail d’écriture, un aiguisement, une justesse qui s’impose. Quant à l’ironie, elle est naturelle et ne peut se chasser. Elle apparaît d’elle-même, sans intention, par la force des choses, par ce qui se met en place dans l’écriture, par un jeu de juxtapositions qui font apparaître parfois l’absurde, le ridicule, le pitoyable, l’horrible. Scutenaire disait : « l’humour c’est ce qui me tire d’embarras sans pour autant me tirer d’affaire.» Disons que, dans le tragique de l’existence, je me défends avec les armes dont je dispose.

 

R.B. : J’ai beaucoup apprécié votre capacité à raconter l’infiniment petit, le monde des cellules, des bactéries, des micro-organismes, qui a relativement peu de représentation et de dignité littéraire, car il est difficile à mettre en récit.

D’ailleurs, cette exploration du microscopique vous permet de réfléchir aux origines mêmes de la vie, en vous amenant à des considérations sur la matière qui renvoient aussi loin que la poésie philosophique de Lucrèce. Vous écrivez : « Des cellules qui me constituaient au jour de ma naissance, combien ont disparu, mortes de leur belle mort, pour être remplacées par des nouvelles ? Les dernières en date absentes à mes premiers matins. Les cellules de mon foie, de mon estomac se sont régénérées une cinquantaine de fois, celles de papilles de ma langue mille huit cent fois, celles de mon odorat deux cent fois, celles de ma peau six cent fois, une soixantaine de pour cent de mes cellules cardiaques ont été renouvelées ? Une partie de mes souvenirs séchés est tombée avec mes squames, souvenirs remplacés par d’autres provisoirement » (p. 25).   Iriez-vous jusqu’à dire que votre livre est un livre matérialiste ?

C.V.A. : Je ne pense pas que ce livre soit – ni que je sois – matérialiste. La poésie qui s’y trouve présente détourne le livre d’une froide approche de l’existence. Je suis de celles qui aiment poser des actes magiques, avec des enfants, avec des participants aux ateliers d’écriture. Je reste déroutée par des moments de synchronicités. Enfant, je priais pour que la Sainte Vierge m’apparaisse ! J’ai mes superstitions. En fait, je suis proche de l’animisme.

Mais, c’est vrai, nous perdons nos cellules, nous ne sommes plus ceux que nous étions à la naissance. Reste une mémoire prise en charge par nous, mais aussi par ceux qui nous sont proches et nous révèlent des choses de nous que nous avions oubliées. Nous sommes multiples, changeants, troublants, surprenants. Dans Mon rêve familier, Verlaine l’écrit au sujet d’une femme dont il rêve : « qui n’est, chaque fois, ni tout à fait la même / Ni tout à fait une autre… » Il l’exprime parfaitement.

Récemment, nous avons découvert Micropia, le musée du microbe, à Amsterdam. Je vous conseille vivement la visite de ce musée (si vous n’êtes pas de ceux qui craignent les petits animalcules…) pour vous émerveiller de la beauté de ce qui reste invisible à l’œil nu. Nous ne sommes pas seuls, c’est une certitude !

 

 

Christine Van Acker

 

R.B. : Vous livrez dans le deuxième chapitre, « Deus sive Natura », une véritable déclaration de poétique : « Prêtresse de l’imaginaire, je laisse mon esprit ouvert à tous les courants d’air et d’idées. Cela laisse apparaître sur la page de nouvelles relations entre les mots, entre les êtres, les animaux, les végétaux, et les choses. Intuitions chamaniques que ne négligent pas les chercheurs, certains scientifiques plus proches de la poésie que certains réducteurs de tête pourraient le penser » (p. 16). Vous semblez ici revenir sur la vexata quaestio de la séparation entre les domaines de la science et de la littérature en suggérant que l’intuition imaginative serait souvent la clef des deux activités de la pensée… On dirait presque une déclaration baudelairienne. Plus près de nous, c’est Roger Caillois qui n’a pas eu peur de rechercher les « cohérences aventureuses » de l’imagination…. Estimez-vous donc que la littérature a un pouvoir de connaissance alternatif et complémentaire à celui de la science ?

C.V.A. : Leonor Palmera, biologiste, avait pour mission de relire mon manuscrit. Nous avons, toutes les deux, aimé ces aller-retour entre ma fantaisie et sa rigueur. Tout ce qui est écrit dans ce livre tient la route scientifiquement même si je me suis permis de divaguer dans les territoires imaginaires. Cela m’a donné une belle contrainte (l’écriture se nourrit bien avec les contraintes) et a aussi introduit des courbes dans l’esprit carré de Leonor, une autre manière de considérer les choses.

On ne séparait pas autant les genres dans l’Antiquité. La musique, les mathématiques, l’astronomie, tout cela s’alliait parfaitement.

Les scientifiques le disent, l’intuition a sa grande part dans leurs recherches, cela d’autant plus qu’ils les ont poussées loin. Le grand mathématicien Henri Poincaré a résolu une équation dans laquelle il s’empêtrait en la mettant en attente dans un côté de sa tête, laissant son cerveau travailler en solo. Un jour, en posant le pied sur la marche d’un wagon de chemin de fer, Eureka ! Il faut lire Les mathématiques sont la poésie des sciences de Cédric Villani, paru aux éditions de L’arbre de Diane : « Si les mathématiques étaient un genre littéraire, ce serait certainement la poésie. L’élément poétique peut venir par l’apparition d’éléments étrangers et inattendus dans un texte » (ce que Caillois nomme « cohérences aventureuses » ?). « On peut trouver une certaine beauté aux mots qui surgissent avec leur charge de mystère dans un dialogue où ils n’ont rien à faire. Ils appartiennent à une autre langue. » Villani, le dandy des mathématiques, évoque aussi Poincaré qui affirmait que « dans l’éducation, ce que les parents peuvent transmettre aux enfants, la chose la plus importante, c’est la faculté de s’émerveiller devant la nature. Le reste est accessoire. » 

Qui mieux que Roger Caillois connaît la langue des pierres ? Qui mieux que lui sait les écouter ? Elles lui confient notre « destin d’espèce passagère ». Dans l’un de ses plus beaux textes, extrait de Pierres, il nous donne à voir de l’eau, « de l’eau avant l’eau », captive depuis des millions d’années dans la calcédoine. « Le vivant qui le regarde comprend qu’il n’est, pour sa part, ni si durable ni si ferme. Ni si agile ni si pur. Il se connaît sans joie à l’extrémité d’un autre empire, et soudain si étranger à l’univers : un intrus hébété ». J’avais ressenti une pareille fascination devant un fossile sur lequel on voyait l’empreinte d’une goutte de pluie âgée de 280MA. N’est-ce pas de cette façon, en accédant à l’inanimé, que nous entrons le mieux dans la connaissance ? Depuis ma rencontre avec Roger Caillois, je me suis achetée une pierre-paysage !

Dans Habiter le trouble avec Donna Haraway, un magnifique travail collectif paru aux éditions Dehors, avec, notamment, Vinciane Despret, Julien Piron, on lit ceci d’Isabelle Stengers :

« Penser avec le Chthulucène, c’est se laisser affecter non par un mythe ou un symbole, mais par la précarité d’êtres composites et foisonnants qui obstinément depuis des millions d’années ont fait exister non une dynamique globale autoreproductrice, mais un art de vivre et de mourir en interdépendance, comptant les uns sur les autres, se nouant les uns aux autres, aux prises les uns avec les autres, et ce sur un mode tel que rien ne peut garantir la différence entre ceux qui sont convives et ceux qui figurent au menu […] »

À lire pour en savoir plus !

 

R.B. : Il est remarquable, dans votre livre, l’attention que vous portez à la langue et en particulier votre fascination pour le langage scientifique : vous n’hésitez pas à utiliser des termes savants, à en explorer la signification complexe, à vous faire bercer par leur signifiant, comme le faisait Francis Ponge, par exemple. En parlant des tardigrades vous écrivez « leurs consonnes  t r d g d s se sont cramponnées sur les lobes, leurs voyelles a i a e ont agriffé mes cheveux alentour » (p. 33). Comment définiriez-vous votre rapport au langage scientifique et au défi que sa complexité représente pour le non-spécialiste ?

C.V.A. : Quand je lis des extraits littéraires à des personnes « peu cultivées », des apprenants, des ados, je n’adapte pas. Je leur lis des textes, peu importe si certains mots leur sont inconnus, ou trop difficiles. Ce qui compte c’est l’effet qu’ils produisent, la charge qu’ils transportent. « Anacoluthe », l’une des injures du capitaine Haddock, est une autre manière de faire passer du vocabulaire, en douce. Les mots de la science peuvent aussi être drôles. Ils sont comme une langue étrangère avec laquelle nous devons nous familiariser. Ils nous offrent de nouvelles connexions. On prend un mot, on le mâche, on en retire l’amande, on la croque pour voir ce que ça nous fait. Chaque milieu a sa langue. Les scientifiques ne s’en rendent plus compte. Les milieux associatifs, les entreprises ont leur « novlangue » plus perverse, malsaine. La langue est ma matière première, plus elle est variée, mieux c’est. Je ne rejette rien. Avec des ados, à Angers, on a fait une « battle » de vocabulaire. Ils ont gagné. Je ne connaissais pas, par exemple, le mot « sbeul » (foutre le sbeul, le bordel). Eux, depuis, en revanche, utilisent à tire-larigot le mot « superfétatoire ».

 

R.B. : Vous évoquez au moins deux fois les théories transhumanistes, en soulignant qu’il serait extraordinaire si, pour améliorer nos performances, au lieu d’aller vers une transformation en cyborg, en êtres mécanisés, on pouvait s’inspirer de l’extrême richesse du vivant et de ses extraordinaires ressources. Au-delà de l’ironie de ces propos, j’ai l’impression que ce thème vous intéresse et qu’il y a là un nœud significatif de votre réflexion. Quel est donc votre sentiment par rapport à ces théories ?

C.V.A. : Donna Haraway imagine un monde où nous vivrions en paix, vivants et cyborgs. Je suis mal placée pour parler de sa pensée que je découvre à peine.  Elle nous conseille de puiser dans l’ancien pour construire le nouveau, toujours dans cette idée de ne rien séparer. Elle parle du « jeu de ficelles » où la figure que nous faisons naître ne pourrait exister sans la figure qui nous a été proposée auparavant. Nous avons trop délaissé les savoirs et les intuitions anciennes pour avoir un rapport sain dans la visée transhumaniste. J’avoue que ce n’est pas ce qui me préoccupe le plus en ce moment où tout se déglingue autour de nous.  

 

R.B. : La Bête a bon dos parle beaucoup d’animaux, montre la richesse de la nature qui nous entoure et peut paraître, à première vue, loin de préoccupations directement politiques. Pourtant il contient des notations qui renvoient à un engagement civil sur des thèmes dont l’actualité est brûlante, aussi d’un point de vue écologique : les migrations, la condition de la femme dans nos sociétés, le changement climatique, les aberrations de l’élevage industriel. En parlant des hirondelles, vous dites : «Monsanto, Bayer, et leurs complices, directeurs d’un théâtre d’ombres, leur permettront-ils de revenir nous voir encore longtemps ? » (p. 74). En décrivant le lombric et son rôle fondamental et méconnu, vous le comparez aux « masses laborieuses, celles que nous ne voulons pas voir » (p. 123), les travailleurs clandestins. Sur la question des souffrances des animaux d’élevage, vous vous arrêtez plus longtemps et sur un ton plus grave. Dans quelle mesure pour vous ce livre est un livre engagé ?  

C.V.A. : À notre époque, il suffit de peu pour être taxé d’engagé. L’engagé serait celui qui pense un peu autrement que le tout-venant… et qui dit ce qu’il pense. Les fourmis ne marchent pas toutes en colonnes. On a observé que certaines d’entre elles s’écartent du groupe, partent à l’aventure, ce qui leur permet de trouver d’autres sources de nourriture. Si j’étais fourmi, je quitterais le peloton, c’est certain ! Lors d’un atelier d’écriture « Infuser la science et écrire » que j’animais, un atelier où il n’était pas question d’autre chose que d’animaux, de microbes, de plantes… une participante réalise soudain : « mais écrire là-dessus, c’est éminemment subversif ! » Gilles Clément, le jardinier, le dit aussi : entretenir un potager est un acte politique. Nous ne pouvons faire autrement, je ne peux plus, il nous faut résister, je résiste. Mon écriture a changé. La fiction pour le simple plaisir du jeu de l’imagination ne me satisfait plus. Je n’étais pas aussi « engagée » quand j’avais une vingtaine d’années. C’est par la force des choses, l’éveil face à l’incomparable bêtise qui veut nous gouverner, et nous étouffer. Les résultats des dernières élections le confirment.

 

R.B. : Vous vous arrêtez sur l’analyse des images animalières dans le langage courant, en montrant comment l’usage qu’on en fait depuis l’enfance est taché d’anthropomorphisme et engendre des associations trompeuses et toute une série d’idées fausses sur la nature des animaux en question. Vous évoquez la responsabilité des médias grand public dans ce processus : « Et le Canard w.c., et le Canard enchaîné, et Saturnin, le caneton à la vie aventureuse, à l’éternelle jeunesse, que je pensais unique quand le premier devait déjà être passé dans les estomacs des réalisateurs depuis quelques années. Sans oublier les sex-toys, ces adorables petits canards vibreurs qui prennent les clitoris pour des bébés. Tous, ils m’ont cassé le canard, le vrai, le canard avec ses cuisses, son magret, son foie tenus ensemble, encore vivant » (p. 90).  Quelles sont à votre avis les stratégies que la littérature et plus largement la société peuvent mettre en œuvre afin de déconstruire ces représentations ?

C.V.A. : Selon moi, cela se soigne en fréquentant de plus près les animaux, tous, pas seulement le chat et le chien. En participant activement à la culture d’un potager, la sauvegarde d’une forêt… En lisant, aussi. Le versant animal, de Jean-Christophe Bailly, est le livre déclencheur pour moi d’une autre vision de l’animal, ce regard d’une bête où nous est interdit l’accès à ce qu’elle pense, à ce qu’elle est. J’ai beau regarder dans les yeux d’une brebis que je connais bien, entre elle et moi, demeurera l’incompréhension, toujours.

 Haraway, encore elle, le dit : il faut raconter de nouvelles histoires. Ou retrouver les anciennes ?

 

Pour citer cet article:

Riccardo Barontini, Christine Van Acker,  «Écrire le vivant: l’imagination au défi de la science. Entretien de Christine Van Acker avec Riccardo Barontini autour de La bête a bon dos» in Literature.green, juin 2019,  URL: https://www.literature.green/ecrire-le-vivant-limagination-au-defi-de-la-science/, page consultée le [date]. 

 

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