Dernières volontés

Anne-Sophie Subilia

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J’entends monter leurs voix. Il y a des femmes parmi les hommes ; le timbre clair d’une voix féminine que la rivière étouffe. Vite, je dois chercher meilleure cachette, j’ai la peau déchirée par les ronces, il faudrait que je coure, mais depuis le temps que je boite ! Les gens d’en bas disent que j’ai tout vu, que moi Jacob, le vieillard à la gourde, j’ai espionné l’accumulation des âges comme on le ferait des cristaux dans la roche. Ils disent, en bas, que si on veut des conseils c’est à moi qu’on devrait s’adresser. Mais je ne veux aucune visite, moi. Laissez-moi en paix. Ce n’est pas sorcier de laisser un vieillard en paix. Qu’ils continuent de s’inquiéter de moi, soit, mais ne me demandez pas de m’inquiéter pour vous. Débrouillez-vous. À chaque ère ses rêves et ses terreurs. J’ai bien connu la guerre, j’ai connu un peu la faim et me suis marié à une glaneuse de patates, diaphane et fripée comme la fleur du pavot. On s’est bien aimés. Elle reste maintenant dans la grotte, là (il se touche la poitrine). Laissez-moi maintenant, je n’ai que faire de vos soucis. C’est dans ma tanière que je suis le mieux. Un feu par jour, avec mes brindilles. Laissez-moi donc, je bois ma soupe.

(Pourtant il a l’oreille légèrement frémissante ; du monde arrive d’en bas ; sur la nouvelle petite route macadamée résonnent les sabots)

 

Non, s’il vous plait, n’approchez pas ! Laissez-nous, on est bien, sur ces hauteurs.

Si vous saviez la vue que j’ai, chaque matin ! L’ocre de la chapelle au point du jour, on croirait à une oraison. Que je l’aime, ma chapelle ! C’est elle qui me redresse matin après matin. Elle est désaffectée, elle a même été profanée, quelques vitraux brisés. Qu’importe. Je la vois, on dirait la Vierge à l’Enfant, douce et délicate, perchée sur un minuscule replat à deux centimètres du vide.

Je distingue tout cela. J’entends parfois sa cloche à mon esprit, on dirait des rires enfantins au fond de la vallée. N’approchez pas du berger !

Vous vous suivez comme des idiots dans les lacets de la route neuve, votre carriole lestée de fatras, de bijoux, d’apparats. Cette ombrelle ridicule au bras du riche, s’il cherche l’ombre, qu’il la trouve ailleurs, en ville. Ne montez pas ! Ici, c’est chez nous, le royaume des bêtes. Elles, tapies derrière moi.

 

Je suis le bon sauvage, c’est ça que vous croyez. Vous pensez rendre visite à une créature qui fera votre divertissement. Quelle vergogne ! soyez pleines de honte, mesdames ! je vous crache au visage.

(Il baisse le ton, menton rentré)

Et toi, haillons, tu les vois monter, approcher, gravir pieusement le macadam. Ils viennent peut-être expier leurs péchés ? ils viennent prendre conseil auprès de toi, vieux fou. Coince-toi mieux, comme ça. Enfonce tes jambes dans l’étroit boyau des bêtes. Tu seras mieux, ça tient chaud d’être enrobé par la terre sous les douces couches d’épines.

(Il sombre dans une torpeur ; ses yeux deviennent vitreux quand il se marmonne des choses à lui-même.)

C’est un trou pour mon corps, jusqu’à mi-ventre et mon abdomen presse contre l’embouchure du terrier, la ceinture de mon père, oui, c’est sa ceinture que je porte, je l’ai tirée de son pantalon le jour où – je l’ai tirée hors des nombreux passants du pantalon de velours. Le corps du père a bougé, roulé un peu sur le côté, je ne voulais pas le déshabiller, juste emporter sa ceinture et être sûr qu’elle n’irait nulle part, la ceinture. C’est à moi qu’elle revenait et pas à ceux d’en bas quand ils réclameraient le corps. C’est ça qu’ils font quand ils montent ceux d’en bas, ils pillent. Ils s’approprient. Ils disent On l’a vu les premiers ! c’est à nous !

Ils rameutent quelques hommes, de l’argent, des machines et ils viennent un beau jour et ça fait du bruit, toujours. Le troupeau me cherche du regard pour savoir comment je sens les choses. Je regarde mes bêtes incrédules, elles ont du flegme, les brebis surtout, le flegme de l’innocence. Elles n’ont pas les sens dérangés, je crois.

Moi, haillons, on me traque et on veut me consulter.

Je leur dis de rentrer chez eux. Qu’est-ce qui peut bien les attirer ici ?

 

Je sens qu’ils viennent toujours plus près de nous, comme s’ils nous rabattaient.

L’espace c’est une histoire terminée.

Les grands espaces indomptés résident désormais dans la tête des vieux et des vieilles patriarches et matriarches. Dans le regard de la Vierge à l’Enfant.

Mes yeux à moi sont injectés de sang : agate.  

Qu’ils viennent ! je leur cracherai au visage, je tracerai des cercles à leurs pieds avec le bout de mon bâton, des spirales des ténèbres pour qu’ils prennent peur et s’enfuient en hurlant que la montagne est hantée ! je vais la leur hanter la montagne pour qu’ils nous fichent enfin la paix.

Je n’aime pas quand ils viennent, on dirait qu’ils vont au musée voir des œuvres et s’extasient béatement. Toutes les croyances éclatent dans la poitrine de ces dames et ces chercheurs qui furent autrefois, pourtant, des enfants-lucioles.

Je me mouche. Tu te mouches aussi, lecteur.

Mouchons-nous ensemble, comme si on chantait.

On est si nombreux à chercher les grottes de la beauté, les plaines et les plateaux de l’abondance. Regarde l’aigle, le gypaète ! ils sont nombreux à s’élever dans les airs pour fronder la petitesse et quêter l’instant où le plumage frémira, porté par un courant ascendant. Je voudrais de la compagnie, quelquefois, à petite dose et sous forme presque invisible. Murmurante.

Quand ces visiteurs retrouveront l’espace, ils deviendront changés, il seront de nouveau le petit garçon et la petite fille d’avant. Une brillance dans leur regard apparaitra, fulgurante.

Mais ils vont s’entre-déchirer. Ce sera à qui aura eu la plus grande brillance, c’est-à-dire, traduisons : ambition. C’est un désert sur leur visage que l’âme n’occupe plus. Tandis que s’échafaudent les plans les plus calamiteux, l’âme vient se nicher sous le faîte sombre de la chapelle avec la pluie tambourinante. L’âme se protège et reconnaît ses abris, elle attend que la conscience s’aperçoive de sa disparition et revienne la chercher dans la nuit la plus noire et trouble d’une vie : la nuit de toutes les faillites.

 

Suffi!

(Il laisse aller sa joue contre la terre, une senteur de résine fait venir une sorte de larme, et à cet instant il voit la chapelle embellie par une percée de soleil qui passe l’échancrure entre la tour et la haute cime rocheuse.)

L’art est né des coïncidences comme celles-ci, les éboulis dans le cœur, formés par les échos de l’âme et du paysage.

Je suis si vieux, si ridé, si fripé et dire que mes lèvres noires ont baisé maintes fois les lèvres en mousseline d’une femme aimée pour l’éternité. Moi, Jacob.

Il me reste une sensation d’amplitude. Un jour j’ai flotté dans la galaxie baignée d’une lumière nocturne. C’étaient les nocturnes. Des scintillements effleuraient mes paupières closes, je flottais dans l’espace et quand il m’arrivait de toucher la paroi, je rebondissais, c’était la chaude apesanteur, intérieure, et les étoiles sous la peau de ma mère, rien que pour moi. Comme tout le monde, j’ai connu cet état liminaire, ineffable, ce paradoxal sentiment d’espace alors que je me trouvais confiné dans un ventre de femme, sanglé dans le coffre mou de ma mère. D’où je viens, c’était le pays étoilé. Il fallait tout récapituler, la mémoire plurimillénaire, âge de glace et âge de pierre, j’étais tout à la fois, et la Voie lactée que j’apercevais en continu depuis cette cachette, et le chant du dehors : joyaux naturels, personne ne pourrait y porter atteinte. Ma vie a avancé de bousculades en amertumes, d’une guerre à l’autre, d’un baiser à l’adieu. Je suis monté ici, franchissant des ressauts et un pierrier bien vertical, je suis venu avec des brebis. Et ma vie a continué, près d’un ruisseau. C’est ici que j’ai pris de l’âge sans avoir besoin de miroir pour le vérifier.

Mais la journée, autour, est une forme d’ivresse, qui me porte. Chaque brandon, quand le soleil repasse derrière l’éperon rocheux, je sais que ma vie ne tient qu’à un brandon. Tout le reste me surpasse et me traverse, à force de contemplation. Il n’y a rien de plus beau que cet instant flambé, entre le soleil et la montagne, comme une caresse de la nature, un au revoir, jamais un adieu. Et la fumée du feu, montante.

 

Je ne me suis pas dépêché de vieillir, c’est le Temps qui m’a rattrapé. Face à face, deux vieux brigands en duel : Jacob et le Temps. Moi, haillons, avec deux larmes sur la peau crocodile, deux larmes qui ont éclaté dans les mottes fraîches d’un territoire. Des signes n’avaient fait que présager sa mutilation, ça y est, je vois monter les machines. Les gens arrivent par ballots décidés, le train tousse, les gens sortent et montent la pente raide.

Le pays les attire, on dirait des guêpes sur une pêche.

Maintenant on doit partager l’espace. Je ne veux pas !

Ô pays mon âme.

(il gratte avec son bâton)

A la brunante, je tire un coup de fusil.

Mais les silhouettes bien décidées n’ont que faire de mon vieux fusil. Jacob, vieux fou, tu fais mieux d’aller te coucher et d’attendre qu’on te transporte en bas comme autrefois le père.

Mais non ! Je remets des cartouches et je tire dans le soir, une envolée de corbeaux, terrible dans les sapins noirs.

J’aimerais bien que toute la faune aille cracher sur le crâne des humains et déféquer sur le chignon de ces dames. Viens gypaète ! toi, mon oiseau-totem. Tu te fais attendre. Pourquoi ? Je risques de perdre patience, m’énerver, je colle mes lèvres au goulot de ma gourde. Partez ! Partez ! Foutez-nous la paix.

Redescendez en plaine ! Vous pousserez le râle incommensurable pour dire votre honte et votre remords d’avoir osé le refrain diabolique « Baies des bois, bois d’argent, argent propre, propre à nous, nous les riches, déboisons ! », on vous a entendus !

Repartez donc sur la pointe de vos pieds, contrits, comme si vous aviez enfin saisis qu’ici est un territoire vierge que ni l’homme ni la femme ne méritent.

 

Et même si Dieu posait sa main sur mon front, je sais que je n’y arriverai pas, à faire le paradis sur terre. La seule chose qui me soit possible d’accomplir, après avoir creusé l’abri de ma personne, c’est de demeurer ici, silencieusement, balbutiant avec les bêtes, dans les hautes montagnes effilées et ne jamais faillir à l’appel de la flambée.

Là où naquirent jadis, sous la roche, les anges, les herbes, les fagots simples, les gentianes et les veaux, les lièvres et les sauterelles des montagnes, les scarabées qui susurrent par plaisir à mon oreille, tout comme le fredonnement de la terre, d’une aube à l’autre de la terre où j’aurais tant voulu, tant désiré qu’on sache vivre en animaux parmi les animaux.

 

 

 

 

Pour citer ce texte:

Anne-Sophie Subilia, « Dernières volontés », Literature.green, mars 2020, URL: https://www.literature.green/subilia-dernieres-volontes/, page consultée le [date]. 

 

Pour lire l’entretien d’Anne-Sophie Subilia avec Miruna Craciunescu: 

https://www.literature.green/du-marche-jean-talon-au-littoral-groenlandais-reflexions-sur-le-paysage-interieur/

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